Quinzaine mai 2000

QUEL AVENIR POUR LE CHRISTIANISME ?


Mercredi 31 mai 2000


P. DERYCKE,

de l'Institut Catholique de Toulouse

« L'HERITAGE JUDEO-CHRETIEN ET LE TROISIEME MILLENAIRE »

 

Texte de la conférence :

 

       La question posée ce soir est intéressante car elle recoupe plusieurs ouvrages récents : l'évaluation de la place de l'héritage judéo-chrétien dans la perspective du troisième millénaire est abordée dans le livre de Guillebaud sur la refondation du monde. Ou celui de Jean-Marie Pioux, «Le christianisme a-t-il fait son temps ? », ou de Paul Valadier. Nous sommes à la convergence de plusieurs penseurs chrétiens ou non, comme Marcel Gauchet. Une petite dizaine de penseurs de renom qui essaient la place du religieux dans une société en mutation. Je m'inscrirai dans l'horizon de ce débat.

En introduction de cet itinéraire, je reprendrai le titre, d'abord pour mesurer ce défi, « le troisième millénaire », cette période est large. On ne sait pas si on est apte à faire de la prospective sur un millénaire. Il y faut beaucoup d'humour et plus de sagesse que je n'en ai. Il y a 2 sciences qui me détendent : la paléontologie et l'astronomie. On nous dit qu'il y a 30.000 ans, l'homme de Neandertal s'est effacé au profit de l'homme moderne et que cela a pris entre 5000 et 7000 ans. Notre millénaire est trop court parfois, notre bimillénaire aussi. Quand nous pensons l'homme, notre échelle n'est-elle pas trop réduite ? S'il y a une cohérence d'espèce scientifique au sens moderne entre l'homme d'il y a 30000 ans et nous-mêmes, traiter 2000 ans, c'est quelque chose de très court. Il suffit d'entrer dans une grotte préhistorique pour être pris par ce vertige. Qui étaient ces hommes et ces femmes qui, il y a plusieurs dizaines de milliers d'années, ont peint sur ces grottes. Et pour la question de Dieu et d'un au-delà, je me tournerai vers l'astronomie. Il paraît que l'univers est définitivement plat et infini, en derniers calculs. C'est sidérant. Qui sommes-nous pour poser la question de Dieu comme déterminant notre existence dans un tel cadre ? Il ne faut pas penser sur une échelle de temps trop courte ou trop « petit » quand nous pensons. Voilà pour les 3000 ans.

Mais pour l'héritage ? Volontairement Je choisirai de passer de l'héritage à la proposition, expression de la « Lettre aux catholiques de France ». Une religion vivante ne peut se complaire à n'être qu'un héritage, nous ne sommes pas les mainteneurs, les souteneurs, les archéologues d'une structure religieuse ancienne qui se maintiendrait avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de réduction à l'intérieur de l'espace culturel occidental, ou même mondial. Les Eglises ne sont pas des zoos, à ma connaissance, et les chrétiens ne sont pas appelés à être les témoins d'une archéologie religieuse. Nous sommes par nature, au nom de notre foi, dans Tordre de la proposition, dans une société en profonde mutation, voire qui est contemporaine de l'accouchement d'une nouvelle civilisation. Proposition de vérité, de posture sociale, de sens si ce mot est assez précis, de construction de la liberté, de direction de son existence, de don de soi-même, voilà ce qui me semble porter le christianisme à F intérieur de son espace culturel

II est vraisemblable que le siècle et peut-être le millénaire qui s'ouvre soit celui d'un nouveau type de civilisation. Nous le prévoyons. Nos repères ont été malmenés, des repères en profondeur existent, mais ce à quoi nous assistons sans doute, c'est à l'effacement d'une civilisation et à l'émergence conjointe d'une nouvelle civilisation. L'effacement d'un type de civilisation, ceci nous marque profondément les uns et les autres par rapport à nos racines, par rapport à nos repères ancestraux. Nous en avons tellement d'exemples et de points de focalisation personnels que je vous laisse les évoquer pour vous-mêmes. Ces changements sont brutaux, et ils ne sont pas que techniques, ils sont par rapport au temps, par rapport à la manière dont nous communiquons, à celle dont nous percevons globalement le monde. Nous sommes contemporains d'un moment unique dans l'histoire de l'humanité, nous avons fait le tour de la planète, il n'y a plus rien à y découvrir, et nous la regardons tous les soirs dans l'image météo. De ce fait, la mondialisation est quelque chose qui est une espèce de concept, d'idée qui est un « cela va de soi». Mais nous sommes aussi contemporains de l'émergence d'une civilisation nouvelle dont nous avons du mai à repérer les points d'accrochement, les lieux de référence. A la différence d'il y a 10 ans, nous ne disons plus que cette civilisation nouvelle va effacer définitivement le fait religieux, et c'est en quoi les auteurs que je citais sont d'accord. La prospective pure et simple d'un effacement s'est éloignée de notre intelligence et de notre prospective. Les archaïques seront ceux qui se tiendront sur une perspective laïcarde annonçant purement et simplement l'extinction du fait religieux. Nous constatons qu'il n'en est pas ainsi. Que ce fait religieux soit multiple, pluriel, qu'il ne se situe plus de manière totalisante dans l'existence, c'est vrai et suffisamment neuf pour que nous y revenions plusieurs fois.

Je vais proposer un chemin en trois temps autour d'un mot, qui est l'appartenance. Dans le premier temps, le vocabulaire religieux ne nous appartient plus et il n'appartient plus au judéo-christianisme. On a souvent souligné une espèce d'autonomie du monde et de la société. Je voudrais souligner l'autonomie du vocabulaire religieux. Le second temps consistera à poser la question : qu'est-ce que cela signifie d'appartenir à une religion aujourd'hui ? Comment peut-on encore aujourd'hui appartenir à une religion, confesser sa foi ? Et puis le troisième temps sera de poser la question, dans cette société en émergence : à qui appartient Dieu, la question de Dieu ?


L Le vocabulaire religieux n'appartient plus aux religions. La grand messe est celle des stades. La pub s'est emparée des concepts religieux et des dogmes. La pomme est tellement croquée sur de nombreuses publicités qu'on n'y fait même plus attention. La dernière en date est du côté des téléphones QLA, regardez en dessous, il y a une pomme verte et une autre bleue. Le jour du Jeudi Saint, il y avait trois pommes croquées sur une publicité FIAT car je crois qu'il y avait 3 modèles, et il fallait traverser l'interdiction de croquer la pomme pour avoir la joie de découvrir ces objets étonnants que sont les voitures FIAT. L'imaginaire religieux, le vocabulaire religieux n'appartiennent plus aux religions, Ce vocabulaire nous échappe et nous pouvons en être blessés, meurtris et nous pouvons demander que le christianisme rectifie son vocabulaire pour l'adapter à ce temps. Il me semble que l'enjeu est autre parce que nous devons prendre acte positivement du fait que ce vocabulaire religieux circule et qu'il circule dans notre société peut être de manière sauvage, mais qu'il continue à faire fonctionner un certain de nombre de mythes fondateurs, indépendamment de leur régulation dogmatique par les Eglises. Et notamment le mythe fondateur du péché originel, qui, à mon avis, est l'un des mythes qui fonctionne le plus aujourd'hui indépendamment de sa régulation ecclésiale.

Faut-il que nous soyons nostalgiques du temps où nous étions maîtres à l'intérieur de l'église catholique du vocabulaire religieux ? Faut-il que nos frères juifs demandent à retrouver le samedi le Shabbat ? Pour parler des autres, et parce que c'est plus facile parfois de voir que les autres AUSSI se sont fait prendre un certain nombre de mots ? Faut-il que nous proclamions de manière éhontée que l'on ne peut pas parler du Ramadan comme étant un Carême musulman? etc. Ce vocabulaire n'est plus déterminé par la régulation des Eglises et des religions. Bien entendu, à l'intérieur d'une enceinte ecclésiale, il est du devoir du théologien de rectifier la vérité scientifique de ce vocabulaire, d'expliquer ce que veut dire le péché originel, à savoir une manière de se situer clairement par rapport au problème du mal. Je l'ai suffisamment enseigné pour mesurer la nouveauté pour les étudiants ou les laïcs, qui éprouvent tout à coup que la vérité dogmatique, dans sa fonction de régulation du langage dogmatique, dit des choses très différentes, subtilement très complexes, que ce que dit ce vocabulaire ayant échappé à la régulation ecclésiale. C'est assez libérant de s'apercevoir qu'alors pour ces étudiants, ce vocabulaire parle, il parle de leur vie, de leur liberté, de leur manière de se situer devant la question du niai, il ne parle pas des fantasmes que l'on projette trop souvent sur le dogme du péché originel. Mais faut-il aller plus loin dans cette direction et dire qu'il faut maintenant que les Eglises fassent entendre leur régulation magistérielle, à l'intérieur de la société. D'une certaine façon, je ne le pense pas. Il faut que nous acceptions que ce vocabulaire nous a échappé et de nous situer autrement dans l'ordre de la proposition de la foi en recevant ce que ce système de langage porte en lui de nouveau jeu de complexité. Je dirai : nous ne sommes même pas maîtres dans un jeu médiatique, de notre image. C'est complexe et désagréable de voir que le visage de notre Eglise est trahie, gauchie, malmenée, par un a priori qui pose question, C'est évidemment plus complexe à lire dans la modernité d'aujourd'hui. Exemple du Jeudi Saint : un grand média national, France Info, a choisi de privilégier le fait que ce soit la fête du ministère des prêtres et a choisi d'interviewer un certain nombre de séminaristes et de supérieurs de séminaires. C'est intéressant. Ce qui est paradoxal, c'est le point d'aboutissement atteint : une interview assez longue qui expliquait ce que cela représentait de quitter le séminaire en cours de route. C'est d'entrée de jeu, un regard qui va choisir de poser la religion, le don de soi-même à travers le ministère, de manière critique. Je ne pense pas que le même journaliste aurait traité une école d'imams de la même façon, parce que c'est pour lui, d'une certaine manière, une étrangeté qu'il va respecter et traiter différemment. En livrant ainsi cette analyse implicite, il dit la difficulté pour un homme moderne d'une appartenance définitive à une religion. Si ce religieux est très éloigné de sa culture et s'il paraît trop éloigné de sa culture, il ne va pas le critiquer parce que l’ésotérisme du religieux va porter implicitement ce sens critique. Si ce religieux est proche de sa culture, il va être obligé de poser, au nom d'une certaine objectivité, pense-t-il, de manière aiguë la question de la critique de l'appartenance définitive. Les mots de nous appartiennent plus parce que, derrière, se pose une question : pouvons-nous aujourd'hui dire encore que nous appartenons définitivement à une religion ?

IL Second temps : est-ce que vous n'êtes pas, si vous êtes dans une de ces religions, de temps en temps inquiet devant cette civilisation, face à la question : est-ce que mon mode d'appartenance à cette religion n'est pas une restriction de moi-même ? Ne sommes-nous pas profondément inquiets nous-mêmes, quand notre époque circule aussi facilement sur l'échelle du temps et de l'espace, sur la pertinence de notre accrochage à ce type d'absolu ? A ce type de vérité ? Ne sommes-nous pas inquiets quand nous voyons en voyage ou par les média des images de religions autres ? Comment se comporte alors le moi, le je intime, la conscience de moi-même, dans son accrochage au fait religieux, et même au fait agnostique, perçu à ce moment-là comme une expérience spirituelle valable, celle de laisser la question de Dieu tellement ouverte qu'elle pourrait refuser d'être nommée, ce qui pour moi est une forme authentique de spiritualité ? Est-ce que, quelle que soit cette chromatique, vous ne vous posez pas par moments la question : suis-je dans le vrai ? Suis-je dans la juste tonalité ? Ou suis-je pris, engoncé dans une structure qui a choisi plus de m'imposer des réflexes, de diriger mon imaginaire, que de m'épanouir ? Une des grandes questions qui agitera la société à venir dans son rapport au religieux sera le mode d'appartenance au religieux. Doit-il être une pratique régulière, un habit, un signe distinctif ? Face à cette question, un certain nombre de gens choisissent de s'engouffrer dans un type d'appartenance qui est plus strict que nature, Etes-vous sûrs qu'ainsi, votre mode d'appartenance religieuse ne vous aliène pas ? Et nous

n'avons pas besoin de Sartre et de Camus pour nous poser cette question, qui n'est plus épisodique, qui n'est plus réservée à quelques-uns uns, ou qui pouvait agiter un mauvais esprit comme Voltaire. Ceci nous fait passer dans un autre type de civilisation, cette question est posée à chacun d'entre nous et à plusieurs moments de son existence. Comment appartenons-nous à une référence d'absolu? Comment nous articulons-nous avec elle? Comment sommes-nous croyants ? Qu'est-ce que cela veut dire de dire un « Je crois », Et ce d'autant plus que nous sommes contemporains, dans cette mutation, de pluralités religieuses qui coexistent durablement et qui vont coexister durablement. Et en ce sens la référence judéo-chrétienne est très intéressante. Pour moi, la grande révolution qu'apporté Vatican II est qu'il modifie l'imaginaire d'un monde qui un jour deviendrait totalement chrétien. La leçon d'Assise quelques années plus tard, comme la leçon de Jérusalem cette année, c'est que les religions et certaines grandes religions, vont coexister les unes à côté des autres, ce qui n'était pas dit positivement il y a encore une cinquantaine d'années. Et qu'en plus il ne va pas aller de soi que le meilleur est de se convertir à notre religion, ce qui ne veut pas dire qu'il faut interdire la conversion, tant s'en faut. Mais quand nous rentrons dans une théologie du dialogue et de la proposition de notre foi, est-ce que nous allons systématiquement imposer et obliger la conversion ? Et le moindre des paradoxes, c'est que nous sommes témoins en France, aujourd'hui, d'un grand nombre de baptêmes d'adultes et donc d'un grand nombre de conversions, voulues, volontaires, et par leur masse d'un grand signe d'espoir de notre Eglise. Au même moment où il ne va pas de soi de dire que l'on va convertir tout le monde.

Dans le passage de la mission comme dialogue, nous sommes invités à comprendre à nouveaux frais le sens universel de la mission. A savoir une manière très profonde d'être catholique, c'est-à-dire universel, et de comprendre l'appel de Mathieu, ch. ÏÏ, 28, « Allez vers toutes les nations, baptisez-les ». Faites en sorte que la légitimité de la question de Dieu puisse être posée, que celle du dialogue entre religions puisse être posée, et cela n'exclut pas l'expérience de la conversion volontaire des baptisés. Mais cela positionne le christianisme d'une manière fondamentalement différente. Et face à cela, face à la perdurance du judéo-christianisme, il faut remarquer la difficulté de l'Islam qui s'est annoncé comme la troisième religion du livre. Elle qui arrivait après les deux autres, allait nécessairement, par la conquête ou la conversion, les englober. L'enjeu de la coexistence des trois religions est inédit et n'est pas forcément évident. Saurons-nous faire en sorte que dans une civilisation à venir, ces religions dialoguent et coexistent, alors que nous portons une mémoire historique lourde sur le risque de guerre que portent les échecs du dialogue interreligieux? Parmi les lectures critiques que nous pouvons faire de notre héritage judéo-chrétien, il faut voir que très souvent nous avons allumé des conflits pour des motifs religieux. Il ne faudrait pas

que ce soit ce risque que nous laissions comme héritage pour le troisième millénaire. Mais ce risque demeure.

Nous appartenons donc à une religion d'une nouvelle manière.

III. Troisième itinéraire : à qui appartient la question de Dieu ? A qui appartient Dieu ? J'aimerais <sur ce point me référer avec précision au geste de Jean-Paul ÏÏ à Jérusalem. Je pense que dans l'acte de repentance du début de l'année et dans le fait d'avoir déposé quelques semaines plus tard ce message au mur des Lamentations, Jean-Paul ÏÏ a eu clairement conscience qu'il fermait le 20° siècle et qu'il en ouvrait un autre, un nouveau millénaire... Notre siècle qui s'achève a été contemporain d'un formidable bouleversement, une tentative d'éliminer la question de Dieu comme une question pertinente. Cette tentative a culminé dans l'acte de la Shoah, qui n'est pas simplement d'abord un acte antisémite, il est à proprement parler un acte païen, au sens étymologique, une volonté de nier le principe de Dieu et de sa révélation dans une source essentielle qui est la source biblique. Ce n'est pas n'importe quelle religion qui est touchée. C'est le judaïsme, à savoir la religion qui est source, matrice des autres, christianisme ou islam ; c'est la religion du livre dans son principe fondateur qui est touchée jusqu'à penser que l'on puisse effacer l'idée de Dieu de sa pertinence sociale, de sa référence à un mode de vivre en société. L'histoire du XX° siècle va en être marquée : le rapport au transcendant n'est plus un rapport religieux ni une expérience spirituelle ou philosophique, mais il s'est alors pensé comme un rapport strict à l'idéologie, au plus mauvais sens du mot, c'est-à-dire une appartenance de soi-même, une aliénation de soi-même à une structure qui prétend dire une vérité mais qui finalement n'est qu'un rationalisme exacerbé. Guillebaud a raison quand il critique le marxisme dans son fonctionnement d'idéologie, ou du libéralisme quand il fonctionne comme une idéologie, de n'être finalement que des gnoses : une manière de se donner soi-même un sens, de recevoir une impulsion, une direction, mais qui aliène notre liberté et notre conscience et qui finalement n'honore pas réellement la question de Dieu, voire tente de l'évacuer. Or, à bien des égards, nous sommes encore prisonniers d'une prospective d'avenir qui porte en elle une idéologie du sans-Dieu. Parce qu'il nous paraît que l'idée de Dieu n'est pas une idée crédible pour penser l'avenir, une idée un peu honteuse, pas réellement scientifique. Or Jean-Paul II a clairement conscience, dans l'acte de la repentance qu'il propose, de s'éloigner pour le siècle qui vient de tous les totalitarismes qui prétendent gouverner l'homme d'une manière absolue, y compris le christianisme quand il se transforme en totalitarisme. Car si les structures religieuses peuvent rendre service à cette société nouvelle qui émerge, et où elles auront certainement une place nouvelle, c'est bien celui-là : maintenir l'idée de Dieu comme une idée ouverte.

Dieu n'appartient à personne et les religions qui portent l'idée de Dieu savent mieux que n'importe quelle autre structure que cette idée ne peut pas boucler

sur elle-même. Dieu est encore plus vaste que ce que nous en disons. Si Dieu est Dieu, il ne peut pas être comparé ou mesuré au mal, nous ne poumons en parler qu'avec des symboles. Au moment où on pense le tenir, il est de sa nature spirituelle qu'il s'efface, et on découvre que c'est lui qui se propose de nous aimer, de nous donner, de nous tenir. Or quel est le lieu où l'idée de Dieu boucle le moins avec un totalitarisme, si ce n'est le pardon ? La condamnation des idéologies, c'est qu'elles n'ont pas été capables, à l'intérieur de l'espace social, de déployer l'espace du pardon. Elles ont déployé l'espace de l'autocritique, celui de la culpabilité absolue, celui du drame de la Shoah et de toute mise à mort juridique, l'espace possible d'une mise à mort de l'autre au nom de ses idées. Or, à ma connaissance, nous n'avons pas trouvé d'autres espaces que celui du religieux, si complexe, bancal et en mutation soit-il comme j'ai essayé de le dire tout à l'heure, tant sur le plan du langage que sur celui de l'appartenance personnelle, nous n'avons pas trouvé dans l'espace social, d'autres espaces pour dire l'inédit, la beauté du pardon. Et l'héritage judéo-chrétien est prospectif parce que Dieu est miséricordieux, qu'il est misère du cœur, qu'il est lent à la colère et plein de grâce, et que nous n'avons jamais fini de savoir jusqu'où va sa misère de cœur, sa possibilité de pardonner. Et les mêmes, qui par rapport au vocabulaire judéo-chrétien, nous disent : « Mais enfin, Messieurs les théologiens, réformez-nous le dogme du péché originel, la société ne peut plus l'entendre», il se fait régulièrement des éditoriaux sur la question. Les mêmes qui devant ce Pape frêle qui va déposer le message du pardon dans le mur des Lamentations applaudissent à tout rompre et disent que c'est cela le message religieux pour demain. Le théologien sait que le dogme du péché originel et ce message de pardon procèdent du même mouvement, mais ne bénéficient pas de la même réception sociale. Ce dont nous avons été témoins, c'est de l'inépuisable force d'interpellation sociale que représente l'homme qui ose dire la miséricorde de Dieu qu'est le pardon. Nous ne sommes plus alors dans l'héritage, mais dans la prospection. Il faut que nous puissions vivre en société avec des rythmes de pardon, et si le jubilé reçoit un écho aussi favorable, c'est parce que nous avons besoin de nous reposer de temps à autre, cela s'appelle le Shabbat ou le Dimanche. Il faut, à l'intérieur d'une société qui sera toujours sur le mode du savoir, de la production, pouvoir dire : « II y a le repos » ; il y a la perspective que collectivement et pas seulement par une expérience individuelle, par un rythme ou un autre, la vie est un don qui se reçoit; que collectivement, pas simplement personnellement, nous apprenions à être dépossédés de nous-mêmes. Le jubilé nous rappelle cela. Alors effectivement, il est vraisemblable que dans la proposition de la foi ou d'une structure religieuse dans une société à venir, nous ayons à accepter une certaine dépossession, nous les chrétiens, de notre vocabulaire religieux, nous ne le récupérerons pas, il a perdu son autonomie. Il est certain pour moi que les structures religieuses n'auront plus le rôle matriciel qu'elles avaient dans les siècles précédents ; que le mode d'appartenance à ces structures sera sensiblement différent sans dire pour

autant qu'il est plus souple, lâche ou rigide, ce sera autre chose. Que ce mode

d'appartenance devra certainement conjuguer des grands temps symboliques,

nous sommes toujours surpris de voir l'importance qu'ils prennent. Ce mode d'appartenance devra vraisemblablement rester très pertinent sur l'engagement social qu'il construit, pas sur le mode de la militance, mais sur la question de savoir si nous chrétiens, juifs ou musulmans, nous continuons à aider ces sociétés qui émergent comme la nôtre à construire leur rapport au vrai, au beau, au vivre ensemble social. Nous ne devons pas abandonner la pertinence sociale du religieux, nous ne devons pas nous enfermer dans un modèle social du religieux qui ne serait que le modèle du XIX0 siècle ou qui ne serait que hiérarchique, style couronnement du roi par le pape. Il n'en reste pas moins vrai que ce que nous disent ces hommes qui cherchent comme Guillebaud ou Gauchet, c'est qu'il nous faudra inventer un type de rapport avec le religieux, qui va donner sens, direction, déplacement, à un bien commun qui risque d'être trop pensé comme le vivre ensemble ultramatérialiste d'une société. Le paradoxe d'une société qui se pense d'une manière très matérialiste, c'est qu'elle a considérablement allongé la durée de la vie et qu'elle a raccourci le temps au travail : alors, qu'est-ce qu'on fait de ce temps de reste ? La qualité de la vie et plu un slogan matérialiste que spirituel. Surfer de plus en plus loin sur Internet, dans une première approche d'une civilisation de la glisse, ceci peut nous séduire mais ne peut être suffisant. Il y a là un nouveau type de dialogue du religieux avec sa société. La structure religieuse du judéo-christianisme et de l'islam va maintenir dans nos sociétés la question de Dieu comme une question pertinente. Nos sociétés et nous-mêmes en avons besoin. Est-ce à dire que le contenu que nous allons y mettre sera le même ? Non, tant s'en faut. Mais à l'intérieur d'un espace social, il faudra bien que la question de Dieu soit reliée à la question de la vie. Qui d'autre peut rappeler que la vie est donnée ? Qui d'autre peut rappeler (et je vois suffisamment de prêtres ici qui accompagnent les mourants : que leur disons-nous ?) que la vie est plus grande que ce simple rythme biologique ? Avec pudeur, il faut alors trouver les mots simples et vrais. Je me souviens d'un monsieur très bien, très cultivé, très fin, qui m'a dit à la fin, je n'ai plus que Je vous salue Marie « maintenant et à l'heure de notre mort ». Penser positivement notre mort, de manière à ce que nous sentions, à l'heure, qu'elle est ouverte à plus que nous-mêmes.

La pertinence du christianisme au troisième millénaire demeure en cet Évangile : la mort ouvre sur plus qu'elle-même, il n'y a pas de plus grand amour que donner sa vie pour ceux qu'on aime.