Jalons pour une histoire de l’autorité
16 mai 2003
José CUBÉRO,
Professeur d’histoire au Lycée Théophile Gautier de Tarbes
Texte de la conférence :
Je ne sais pas si l’on peut vraiment faire une histoire de l’autorité. Je rappelle donc prudemment que, ce soir, il s’agit de présenter des jalons pour une histoire possible de l’autorité..
Donc, j’interviens en tant qu’historien. L’historien s’intéresse au concret. Nous abordons ici le domaine des idées, mais saisies à partir du concret, à partir de réalités humaines telles qu’on peut les percevoir. L’histoire est une reconstruction, mais avec un regard d’aujourd’hui. Ce sont des évidences connues de tous les historiens.
Comment poser une problématique ?
Première difficulté car le mot « autorité » est polysémique et chacun l’habille comme il l’entend. Si l’on s’amusait à répertorier vos représentations de ce mot, on aurait sans doute un inventaire très long. Un psychanalyste-philosophe l’a fait, Gérard Mendel en intervenant dans un IUFM sur cette notion. Les étudiants, futurs enseignants, ont décliné leur propre idée de l’autorité, mais en niant qu’il puisse y avoir une autorité, en affirmant que le maître n’exerce pas vraiment une autorité : le maître c’est le maître mais il s’impose (ah, j’ai employé s’imposer ! je n’aurais pas dû) par sa compétence, par le dialogue. Donc chacun a apporté sa contribution à l’idée d’autorité, mais en essayant à chaque fois d’esquiver la notion d’autorité elle-même. Mais en même temps on dit qu’il y a une crise de l’autorité, nous vivrions une crise de l’autorité car bien entendu, les parents ont, entre guillemets, démissionné. Et puis il y a, le terme est nouveau dans le paysage de la société française, les bobos, les bourgeois-bohême, qui, comme ils sont bohêmes, refusent bien entendu la notion d’autorité. Le rejet de l’autorité, c’est donc quelque chose que l’on peut percevoir très facilement, mais ce n’est pas nouveau parce que si l’on remonte aux années 90 ou 80, on parlait des « nouveaux réac », ceux qui s’insurgeaient contre le fameux mot d’ordre de Mai 68, « Il est interdit d’interdire ».
Pour nous amuser un petit peu, j’ai cherché des citations sur l’autorité. Elles sont dans l’ordre chronoogique.
Richelieu : « L’autorité contraint à l’obéissance, mais la raison y persuade. »
Jean Hamond : « Il n’y a rien de si badin que l’autorité dans une personne qui n’en a point. »
Bossuet : « Quoi qu’on fasse, il faut revenir à l’autorité, qui n’est jamais assurée, non plus que légitime, quand elle ne vient pas de plus haut et qu’elle s’est établie par elle-même ». Qu’est-ce qui fonde l’autorité ? Nous allons y revenir.
Voltaire : « Pour avoir quelque autorité sur les hommes, il faut être distingué d’eux. Voilà pourquoi les magistrats et les prêtres ont des bonnets carrés ».
Rousseau, à propos de l’élève, dans « Emile ou de l’Education : « Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus, il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres ».
Encore une fois autorité / raison.
Victor Cousin : « Il n’y a que deux écoles en philosophie et en politique. L’une qui part de l’autorité seule et avec elle et sur elle éclaire et façonne l’humanité. L’autre, qui part de l’homme, et appuie toute autorité humaine ».
Jules Vallès dans l’Insurgé : « Je croyais que le grade donnait de l’autorité. Il en ôte. »
Paul Léautaud : « Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier ».
Et en voici une dont je ne vous donne pas l’auteur : « L’autorité ne va pas sans prestige, ni le prestige sans l’éloignement. » C’est très gaullien, c’est ... de De Gaulle.
Pour terminer : « Morte est l’autorité. Chacun vit à sa guise ». Vous ne devinerez pas .... : Ronsard, XVIème siècle. Ce n’est donc pas nouveau ! Comme d’habitude !
Autorité, raison, légitimité…
Et en continuant à chercher sur Internet, j’ai tapé le mot « autorité ». Mal m’en a pris : j’ai eu une avalanche d’organismes divers, avec la « Haute autorité » de ceci, « l’Autorité » de cela. Il n’y avait que des autorités, dans des sigles tout à fait officiels. J’ai donc renoncé, en m’arrêtant cependant sur trois exemples différents liés au mot autorité. Le premier est un prix littéraire qui s’appelle « L’anarchiste couronné ». Le couronnement qui donne donc autorité à un anarchiste ! Ensuite, j’ai trouvé un colloque qui s’est tenu à Paris en décembre 2001 à la Maison des Sciences de l’Homme : « Légitimité, autorité et pouvoir ». Ensuite, un document au début de la campagne des dernières élections présidentielles dans lequel le candidat Chirac a lancé la trilogie : « Autorité, liberté, partage ».
Quelle est l’approche qui aujourd’hui paraît la plus consensuelle, d’après divers écrits. Si l’on prend Hannah Arendt, elle dit ceci : « L’autorité exclut l’usage de moyens de coercition ». Donc, quand il y a autorité, il n’y a ni contrainte, ni violence. Il n’y a pas non plus de persuasion rationnelle. Donc, l’autorité n’a pas besoin d’être démontrée. On n’a pas besoin de convaincre car l’autorité fonctionne grâce au prestige de celui qui l’exerce. Un prestige qui est donc reconnu puisqu’il n’a besoin ni de la coercition ni de la raison.
Qu’est-ce que cette autorité ? On oppose souvent, je reviens à la conférence précédente, autorité et égalité. Pour sortir de cette contradiction, on parlerait de dialogue. Donc, voilà un certain nombre d’éléments, complétés par ce que dit l’historien René Rémond : « La survie d’un groupe, d’une communauté de citoyens (égaux en droit) dépend de l’avenir de l’autorité ». L’autorité est nécessaire dans un communauté de citoyens. Mais comment ? Avec quelles règles du jeu ?
Dès l’Antiquité, deux types d’autorité
Notre culture commence en fait par deux défis majeurs à l’autorité. Ce sont 2 grands mythes : le premier, Prométhée ; le second, Antigone. Prométhée défie les dieux, leur vole le feu pour le donner aux hommes. D’une certaine manière, il est celui qui libère les hommes, qui leur donne ce que les dieux gardent jalousement. Il trompe ces derniers pour voler le feu dans un bâton creux, et comme il a porté atteinte à l’autorité des dieux, il va être puni, enchaîné sur un sommet du Caucase où un aigle viendra lui déchirer éternellement le foie. Heureusement Héraclès qui passait par là va le sauver. Les habitants de l’Attique remercient Prométhée de leur avoir apporté tout ce qui fait la civilisation. En particulier, disent-ils, la façon de bâtir, la façon de travailler les métaux, d’élever les animaux et de guérir. Prométhée, par son défi, par ce feu qu’il vole aux dieux, apporte un certain nombre de bienfaits aux hommes, qui ainsi indirectement se révoltent contre une autorité qui gardait le secret de sa puissance. Et plus nettement encore, Antigone se heurte à l’interdiction de son oncle, Cléon, le tyran de Thèbes, qui interdit que l’on rende les honneurs funèbres à Polynice qui a pris les armes contre son frère. Il y a la loi de la société mais Cléon est un tyran et Antigone, au nom de quelque chose de supérieur, désobéit et s’insurge contre l’autorité. C’est à double tranchant, mais le fait que Cléon soit un tyran permet d’avoir une porte de sortie et légitime la révolte aux yeux des Athéniens. Donc, après cette introduction, je vais me demander sur quoi repose l’autorité. Je dirai qu’il y en a deux types : l’une, que je qualifierai d’archaïque, et l’autre de moderne. Les deux sont mêlées dans la même époque mais se retrouvent aussi à diverses époques.
Commençons par l’Antiquité. Qu’est-ce que l’autorité archaïque ? En Grèce, il y avait d’abord, fondamentalement, la famille, le clan, le « genos », qui est en réalité plus qu’une famille, rassemblé autour d’un ancêtre commun auquel on rend un culte. Lorsqu’on est de tel clan, on hérite des biens et de toutes les traditions, du culte, qui est rendu à cet ancêtre, mythique parfois, voire divinisé. Donc le « genos » existe autour d’un certain nombre de valeurs communes, et ce qui fait autorité, c’est la loi du clan, c’est le culte qui est dû à cet ancêtre commun. On retrouve cela d’une certaine façon à Rome, où il y a les ancêtres, les « majores » qui, dans les grandes familles représentées au Sénat, symbolisent la grandeur. A travers le Sénat, elles assoient leur puissance sur deux éléments : l’auctoritas et la potestas. L’auctoritas est une notion qui plonge ses racines dans le passé, qui légitime l’autorité de ces familles.Le Sénat possède en même temps la potestas, le pouvoir. Les Romains font la différence entre les deux : l’auctoritas, qui plonge dans le passé, ce sont les racines du passé qui justifient l’autorité, et parce que celle-ci est légitimée par le passé, le pouvoir peut s’exercer au présent. Dans le présent, la légitimité vient donc du passé.
Pendant la Révolution française, les révolutionnaires étaient fascinés par les exemples de l’Antiquité. Ils se voyaient revivre comme les anciens Romains. Si vous regardez le Serment du Jeu de Paume de David, il y a là Bailly qui prête serment et les députés qui jurent de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France. Pendant que, par les fenêtres très élevées, le vent de la liberté souffle et soulève les rideaux, par le bas du tableau, on voit deux hommes vigoureux, jeunes, qui amènent un vieillard sur sa chaise. Et ce vieillard vient assister à la scène, il est là pour, par sa présence, la légitimer à la façon antique. De la même façon, lorsque la République est en guerre contre l’Europe entière et qu’on proclame la levée en masse, Bertrand Barère, député des Hautes-Pyrénées, fait un grand discours en disant : « Il faut que l’on transporte les vieillards sur les places publiques pour que, par leurs harangues, ils excitent le courage des guerriers ». Les vieillards, qui représentent le passé, légitiment les actes du moment. Le passé est toujours dans le présent.
Cela, c’est l’autorité archaïque. Mais en même temps, il y a une autorité moderne qui apparaît dès l’Antiquité, à Athènes. On va écarter tout de suite toutes ces objections tout à fait recevables mais qui sont ce soir hors de notre problématique : la démocratie athénienne était une démocratie limitée et fermée puisqu’il y avait des esclaves, que les femmes n’avaient pas le droit de vote et que les métèques, à de rares exceptions près, restaient à jamais des métèques, des étrangers. Une démocratie fermée parce qu’elle reposait uniquement sur le droit du sang.
Cela étant dit, deux hommes vont inventer un nouveau système politique. Clisthènes qui l’invente et Périclès qui le fait vivre. Et à partir de là, l’autorité est légitimée par le démos, par le peuple –par le peuple des citoyens, groupe limité. L’autorité et la légitimité entrent dans un cadre politique, dans un mode de fonctionnement social. Ce ne sont pas des principes abstraits, c’est un mode de fonctionnement très concret dans une communauté humaine. Une sorte de partage des tâches se fait ainsi. Les dieux protègent la cité car les religions de l’Antiquité sont des religions civiques fondées sur une sorte de contrat : on doit aux dieux des offrandes, on respecte les rituels, et les dieux font leur travail, c’est-à-dire qu’ils protègent la cité. C’est un marché. Donc, Athéna protège la cité, on lui rend tous les cultes nécessaires, il y a la procession des Panathénées, etc. Puis, il y a les citoyens, qui sont éduqués par le théâtre. On revient ainsi à Sophocle et Antigone, mais à d’autres aussi, comme Eschyle ou Euripide, qui permettent aux citoyens d’intérioriser les valeurs de la cité. Dans cette expérience que nous appelons la démocratie, la légitimité vient du démos et c’est l’élection qui la donne. Quand on la légitimité conférée par le démos, on a donc l’autorité. Elle est reconnue car elle repose sur un consensus ou, terme moderne, sur un « vouloir-vivre ensemble » (Renan, 1882). C’est tellement vrai que les citoyens peuvent, s’ils le veulent, ostraciser l’un d’entre eux. A partir du moment où ils considèrent que l’un d’entre eux prend trop d’influence, ils peuvent le rejeter hors de la cité pour une durée déterminée. Ils n’ont pas à justifier cette décision : Untel prend trop d’influence, vous connaissez la procédure, on écrit son nom sur une coquille d’huître, et quand il y a un certain nombre de voix, la personne est écartée. Le démos peut donc décider, y compris arbitrairement ; il a une telle autorité qu’il peut ostraciser quelqu’un si ce quelqu’un menace les équilibres de la cité.
A Rome, l’autorité découle aussi de la loi. Les Romains sont des juristes qui ont pratiquement inventé l’essentiel du droit. Mais en même temps, là aussi, c’est le résultat d’un processus historique au terme d’un long combat et d’un compromis. Une société qui parvient à un certain équilibre est une société qui sait passer des compromis, c’est-à-dire qu’il n’y a pas UNE opinion qui l’emporte totalement sur l’autre, parce que celle qui est écartée, voire provisoirement écrasée, ne pense alors qu’à une chose : refaire surface ! Là, que s’est-il passé ? Les familles aristocratiques représentées au Sénat exerçaient cette autorité et ce pouvoir, mais vous connaissez peut-être l’épisode de la sécession de la plèbe sur l’Aventin qui parvient ainsi à avoir une magistrature spécifique qui s’appelle le tribun de la plèbe. Ce magistrat peut opposer un droit de « veto » à toute loi qui menacerait les intérêts de la plèbe. C’est la théorie ou plutôt la légende mais la réalité est un peu plus complexe… Ensuite apparaissent des personnes qui se dégagent de la plèbe et qui s’enrichissent –« ploutos », l’argent…- et l’on crée donc un ordre nouveau, l’ordre « équestre », l’ordre des enrichis qui deviennent des « chevaliers ». Il y avait donc une autorité archaïque exercée par le Sénat. Une nouvelle autorité fait contrepoids, celle de la plèbe, et enfin celle de ceux qui se sont enrichis et qui sont devenus des chevaliers. Cela va fonctionner ainsi jusqu’à ce que l’Empire romain, menacé par les invasions, connaisse une situation de plus en plus difficile. Et les empereurs qui pendant trois siècles n’ont pas été contestés, vont devenir de plus en plus faibles et le jouet de l’armée. C’est l’armée qui va faire les empereurs, des empereurs qui se trouvent aux frontières, qui ne résident plus dans Rome et qui, à partir de là, perdent leur légitimité. Perdant leur légitimité, ils perdent une grande partie de leur pouvoir, parce que tout le système qui avait été mis en place est devenu totalement déséquilibré. Ajoutons à cela que, comme le dit Jean-Pierre Vernant, grand helléniste, l’homme Grec, et on peut élargir cela aux Romains et à d’autres, est un extraverti, c’est-à-dire que l’autorité s’impose aussi à l’individu de l’extérieur, car l’individu se soumet aux règles qui n’émanent pas seulement des représentants de l’autorité, mais aussi du corps social, du regard social. Le regard que l’on porte sur lui lui dit s’il est dans la norme et si ce qu’il fait est acceptable sous le regard des autres. Il y a donc une notion d’autorité qui s’impose à lui et si jamais il sort de cette norme, il se retrouve seul face au corps social.
L’autorité du regard social
L’on va retrouver ce fonctionnement pendant tout le Moyen Age. Quelqu’un qui quittait sa communauté, qui n’était plus sous son regard, était un « sans aveu ». Il devenait un marginal. Il cessait d’exister socialement car il n’était pas sous le regard de l’inter-connaissance. Et il devenait, comme le disaient parfois les juges –formule terrible- un « inutile au monde ». Et pour peu qu’il vagabonde et chaparde un peu, il pouvait être pendu. Ce comportement se retrouve au XVIIème siècle, dans le journal d’un ouvrier lillois, où l’on voit très bien que l’autorité découle des liens sociaux, des relations qu’il a avec les autres : comment s’opposer à ce que les autres considèrent comme l’autorité qu’il faut respecter ? Cela découle de la connivence sociale créée par l’atelier -l’endroit où il travaille-, la rue -on vit dans la rue-, le cabaret et l’église paroissiale. C’est tout cet ensemble qui fait qu’il existe à ses yeux une autorité extérieure à lui et qui s’impose à lui indépendamment des autorités constituées et reconnues. Et en même temps, chez cet ouvrier du XVIIème siècle, le surnaturel demeure. Par exemple, c’est un peu le contraire de l’Antiquité et de ses religions civiques que l’on retrouve chez lui. Quand la récolte a été bonne, il écrit : « Dieu a bien travaillé ».
Voilà donc ces deux grandes facettes. Puis intervient ce que l’on a parfois appelé la « révolution augustinienne » et ses prolongements. Saint Augustin vivait à cheval sur le IVème et le Vème siècle. Il était évêque d’Hippone, en Algérie actuellement, à côté de Bône. Dans l’Empire romain, la religion chrétienne était devenue religion d’Etat. Les chrétiens ont été d’abord persécutés, puis après la conversion de Constantin et l’édit de Milan, le christianisme a été autorisé, puis avec Théodose, à la fin du IVème siècle, il est devenu religion d’Etat. Les religions païennes sont interdites et même persécutées, les Jeux Olympiques sont interdits, les sanctuaires détruits, etc. La lecture de la Bible par saint Augustin va s’imposer pendant une grande partie du Moyen Age. Que dit-il ? Il a une vision pessimiste de la condition humaine, car l’homme, dit-il, « est un pécheur ». Il est irrémédiablement pécheur et malgré la confession, la damnation le guette. Pendant une grande partie du Moyen Age, l’obsession est : « Vais-je faire mon salut ou pas ? ». L’alternative était terrible : soit l’Enfer, soit le Paradis. Ensuite est apparu le Purgatoire, qui a tempéré cette alternative. Donc, l’homme est un pécheur qui, sans la toute-puissance de Dieu, est incapable de faire son salut. Jean Delumeau explique que parmi les grandes peurs du Moyen Age, celle qui domine, c’et la peur de la damnation. Certains ont écrit que c’est la peur de soi-même, de ce que nous portons en nous et qui va peut-être nous empêcher de faire notre salut. Et on peut interpréter cela comme la fin du contrat de droit romain, le contrat entre les dieux et la cité selon lequel les hommes respectent leurs obligations à l’égard des dieux qui en échange protègent la cité. Le Moyen Age bascule dans une autre problématique. Saint Augustin, dans ses polémiques avec les manichéens, qui ne sont pas chrétiens, et avec les pélagiens (Pélage était un moine qui vécut en Afrique et qui mettait en avant le libre arbitre), fait appel à l’autorité de l’Etat, bras séculier qui applique des mesures de coercition. A partir de là va se produire un très long processus qui, sur des siècles, va aboutir en France, sous Louis XIV et sous louis XV, au modèle le plus achevé de la monarchie absolue de droit divin.
L’autorité de type théocratique
Qu’est-ce que la monarchie absolue de droit divin ? Nous sommes au cœur de l’autorité. Le roi est le souverain, mais il est par définition bienveillant. Le roi est bon et s’intéresse au bien-être de ses peuples. Il peut y avoir de mauvais ministres, bien sûr, mais le roi, lui, n’est pas en cause. Donc il est bon, mais en même temps, il est absolu, et cet absolutisme est croissant. On passe très progressivement de la monarchie féodale à la cour centralisée. C’est sous Louis XIV, théorisée par Bossuet, que cette forme d’absolutisme prend sa forme la plus achevée.
De quoi s’agit-il ? L’autorité du roi ne peut pas être discutée. Il ne peut en être question, de même qu’il ne peut être question de désobéir à un ordre du roi, car ce serait commettre un crime de lèse-majesté. Une révolte anti-fiscale est un crime de lèse-majesté parce que l’autorité du roi, totale, ne saurait être bafouée. Pourquoi ? Parce que cette autorité est légitime. Qu’est-ce qui fait sa légitimité? C’est le fait que, dit Bossuet, « le roi est le lieutenant de Dieu sur terre. Le trône du roi n’est pas le trône d’un homme, c’est le trône de Dieu même ». Donc, à travers le roi, comme c’est Dieu qui l’a choisi, je n’ose pas dire que c’est Dieu qui gouverne, il serait plus exact de dire que le roi gouverne au nom de Dieu. La preuve indiscutable que le roi a été choisi par Dieu, c’est qu’il a des pouvoirs miraculeux, c’est le roi-thaumaturge. Lorsque le roi est sacré et qu’il sort sur le parvis de la cathédrale de Reims, il y a là, dans la foule, des dizaines de personnes, parfois davantage, qui se pressent. Elles souffrent d’une maladie de peau, assez répandue à l’époque, les écrouelles. Le roi touche les écrouelles et les guérit. Peu importe qu’il les guérisse ou pas, ce n’est pas le problème : « le roi te touche, Dieu te guérit ». C’est bien la preuve qu’il tient son autorité de Dieu. La personne du roi est donc sacrée et lui porter atteinte est un sacrilège. Deux exemples : Henri III a été assassiné en 1589 par Jacques Clément, un moine dominicain, ligueur, fanatique. Bien sûr le moine a été exécuté. En 1610, Ravaillac assassine Henri IV, crime atroce bien entendu. Il va être exécuté, et comme l’a expliqué Michel Foucault dans « Surveiller et punir », il s’agit d’appliquer la sanction en infligeant les souffrances les plus insupportables possibles. Nous savons tous que Ravaillac a été écartelé, mais nous ignorons les souffrances infligées (les articulations entaillées où l’on verse du métal fondu).
En 1757, Louis XV se promène dans le parc de Versailles. C’est l’hiver, il fait froid, il est chaudement habillé et porte son manteau en peau d’ours. Un certain Damien a réussi à s’approcher avec un canif. Il arrive près du roi et lui donne un coup de canif : « Je me meurs ! » Bon… , il est à peine égratigné, le pauvre Louis XV. Damien voulait lui montrer qu’il était un mauvais roi : lui qui avait commencé son règne comme « Louis le Bien-Aimé » va finir comme très mal-aimé pour avoir renoncé à son métier de roi pour se consacrer à ses plaisirs. Donc, même s’il veut donner un avertissement au roi, il a commis exactement le même crime que Ravaillac, il a porté atteinte à la personne du roi qui est sacrée et la sanction sera exactement la même. Il a commis un sacrilège, on est dans le domaine du religieux. L’autorité est fondée sur la légitimité, qui vient de Dieu, et n’est pas discutable. D’ailleurs, lorsque quelqu’un a commis un crime et qu’il est sanctionné, il doit d’abord faire amende honorable et demander pardon, dans l’ordre, à Dieu, au roi, et à la société.
Donc, voilà les fondements historiques de l’autorité. Ensuite, cette autorité est mise en cause parce que la société (en prenant surtout des exemples français) française au XVIIIème siècle va entrer en dissidence. Beaucoup d’études historiques montrent la tension qui se développe et qui va culminer au moment de la Révolution. Ce que l’on met alors en avant, c’est la raison et le consentement que l’on oppose à l’autorité.
Autorité et consentement
Diderot par exemple, qui est le maître d’œuvre de l’Encyclopédie, écrit l’article « Autorité ». Dans cet article (les censeurs qui l’ont lu n’en ont pas compris la portée), il explique que, bien sûr, le souverain est légitime –il ne peut pas dire le contraire-, mais qu’en même temps il a besoin du consentement de ses sujets. On n’en est pas encore aux citoyens, mais il y a déjà la notion de consentement, c’est tout à fait nouveau et au sens propre révolutionnaire. Avant, ce n’était pas le consentement des hommes qui était nécessaire, mais l’autorité d’essence divine. Vous savez qu’il y a un certain nombre de personnes qui interviennent durant cette période de mutation. Voltaire par exemple, défend Calas, un protestant qui est condamné injustement pour l’assassinat de son fils qui, affirment les juges, aurait voulu se convertir au catholicisme. Et Voltaire va réhabiliter assez rapidement Calas, s’opposant avec succès à l’autorité de la chose jugée. Turgot, intendant du Limousin, puis premier ministre de Louis XVI, va s’opposer à l’autorité des traditions qui organisaient la France à travers les corporations, à travers des réglementations très strictes, etc. Turgot se réclame de la raison contre l’autorité fondée sur la tradition. Il va échouer après la guerre des farines et va quitter rapidement le pouvoir. Mais en même temps, la société entre en dissidence dans un contexte de montée des illégalismes analysé par Michel Foucault
Nicole et Yves Castan ont parlé du vivre ensemble en Languedoc et montré tous les conflits qui pouvaient exister dans cette société où les tensions devenaient de plus en plus fortes. Jean-François Soulé a fait une thèse sur la société en dissidence en particulier dans les Pyrénées au XIXème siècle. Donc, il y a tout cela qui se développe. Pourquoi cette dissidence ? Parce que se pose le problème de la légitimité. Deux exemples : à la veille de la Révolution, il y a en France un conflit social entre la paysannerie et la noblesse. Les paysans refusent de plus en plus nettement de payer les droits seigneuriaux. Pourquoi ? Le seigneur avait développé cette fiction que toute la terre lui appartenait, car il était supposé être le descendant des conquérants, les Francs, alors que les paysans descendraient des Gaulois, c’est-à-dire des conquis, des vaincus. Mystification ! Le seigneur cependant accordait la terre aux paysans : « De moi tu la tiens ». En échange, le paysan devait s’acquitter de droits. Mais en même temps, le seigneur avait des obligations, essentielles : il devait protéger SES paysans. Ce qu’il faisait effectivement au Moyen Age, lorsque la guerre était endémique. Quand le seigneur voisin se mettait à guerroyer, les paysans se réfugiaient dans le château de leur seigneur qui, en cas de famine, avait l’obligation de nourrir SES gens. Or, avec le développement de la monarchie, le rôle de la noblesse s’est peu à peu amenuisé. Qui a pris le relais ? La monarchie, le roi qui est chargé de s’occuper de son bon peuple. A quoi sert le seigneur ? A rien. Pourquoi je lui paierais ses droits ? En plus, il me les augmente –ce qui était le cas à la veille de la Révolution. Pour les paysans, l’autorité du seigneur n’est pas acceptable parce qu’elle n’est pas légitime, et que la légitimité découle, dans une conception moderne, d’un échange de bons procédés. Si l’un donne et ne reçoit rien, quelque part le marché est truqué.
Le second exemple est un autre conflit, de nature différente, entre la noblesse et la bourgeoisie. La noblesse accapare des charges de l’Etat. Tous les évêques en 1789, il y en a 139, sont nobles et Louis XVI déclare à propos de l’archevêque de Paris : « Encore eût-il fallu que M. L’archevêque de Paris crût en Dieu ». Les nobles étaient aussi officiers dans l’armée, eux seulement, sauf dans l’artillerie où des compétences spéciales étaient nécessaires. Sauf dans ce cas, il fallait être noble depuis au moins 4 générations. Dans la haute magistrature, l’on pouvait acheter un office qui conférait une noblesse souvent héréditaire. Les nobles avaient la légitimité de la naissance -ils étaient « nés »- et accédaient aux charges. Le marquis de Bouillé écrit : « Les bourgeois avaient la richesse et les talents » . Ils opposent la légitimité des talents à celle de la naissance. Les uns veulent garder l’autorité en vertu de leur naissance, et les autres disent : « C’est nous qui devons l’exercer puisque nous avons les talents ».
Donc, dans l’autorité, tout découle de la légitimation de cette autorité. Au nom de quoi exerce-t-on cette autorité ? Et si jamais on considère qu’elle n’est pas légitime, elle n’est pas respectée. A l’étape de la Révolution va se produire autre chose sur la question de l’autorité. Progressivement, l’autorité du roi va être atteinte. Louis XVI va être jugé, condamné à mort et guillotiné. En quoi cela concerne-t-il notre problème ? Le roi était roi de droit divin. Il y avait deux autorités en opposition. L’une d’essence divine ; l’autre résultat d’un contrat social. Lorsque la tête du roi tombe –et c’est compris de cette façon par TOUT le monde-, c’est un geste qui provoque une rupture totale et à jamais entre deux mondes. Pour les monarchistes, la tête du roi qui tombe, c’est un sacrilège. Alors on voit apparaître un mot, avant même le procès du roi, c’est le mot « souverain ». A première vue, dans un texte, on voit : « Le souverain a décidé », et on ne comprend pas la suite parce que dans notre esprit, le souverain, c’est encore le roi. Or ce n’est pas le roi. C’est le peuple.
Ces deux légitimités sont donc face à face. Et à partir du moment où le souverain, c’est le peuple, c’est la nation souveraine comme nous la nommons aujourd’hui. La loi qui émane du souverain, c’est-à-dire du peuple, est légitime. On a basculé d’une légitimité à l’autre. Mais on perçoit une hésitation ensuite pendant tout le XIXème siècle, parce qu’on va en revenir au principe d’autorité. Beaucoup de choses se jouent au XIXème siècle, parce qu’à force de vivre le conflit permanent, la société se fatigue. C’est dur de vivre le conflit permanent. C’est la porte ouverte à un régime autoritaire, une dictature, le Premier Empire, où Napoléon entend exercer un contrôle social très rigoureux, avec le Code Civil, le Code Pénal, et il entend que l’autorité soit respectée par deux moyens très simples : le sabre et la robe. Le gendarme et le juge ! Bref, l’autorité, on la fait respecter en l’appliquant. C’est la coercition. Cela ne correspond pas à ce que nous avons dit à partir d’Hannah Arendt, pour qui l’autorité n’est pas compatible avec la coercition. Ici, elles s’assimilent l’une à l’autre. Quelle est la légitimité du Premier Empire ? Il n’y en a aucune, sinon la réussite ! C’est tout. Il réussit pendant un certain temps, pendant lequel Napoléon est populaire. On accepte de faire le service militaire, sauf dans les Hautes-Pyrénées où le taux d’insoumis était particulièrement élevé, pendant tout le XIXème siècle. Quand Napoléon commence à être battu, à partir de la campagne de Russie, qu’est-ce qu’on crie ? « A bas la circonscription et les droits réunis ». L’Empire, c’est le service militaire et le service militaire, c’est souvent y laisser sa peau. Les « droits réunis », ce sont les impôts qui augmentent. Quand l’Empire est de plus en plus en difficulté, il s’effondre : il est maintenu par la réussite, c’est cela sa légitimité. Et lorsqu’il s’effondre et qu’arrive la Restauration, qui revient avec elle ? Les rois « légitimes », ou qui se disent tels. Car ce type de légitimité est dépassé aux yeux de la nation qui perd dès lors sa souveraineté. Si bien que le parti des légitimistes est constitué de ceux qui n’ont « rien appris et rien oublié ».
Entre affirmation et occultation du principe d’autorité
Au milieu de toutes ces hésitations, l’Etat, au XIXème siècle, va connaître une évolution du concept d’autorité. Au début, c’est plutôt la trilogie « ordre, travail et autorité » qui est appliquée. L’Etat est ce qu’on appelle ordinairement un « Etat-gendarme » chargé uniquement de fonctions régaliennes. Maintenir l’ordre à l’intérieur, assurer la justice et la diplomatie, défendre les frontières, et c’est presque tout. Dans les familles bourgeoises, on exerce un contrôle très rigoureux sur l’éducation des enfants : différences garçons / filles, stratégies matrimoniales en fonction de l’intérêt de la famille et non de l’individu. Mais à côté de cela, il existe une population flottante qui échappe à tout contrôle social, donc à toute autorité. Ce sont des ouvriers déracinés qui sont allés vers les villes. Le Dr Guépin dit à leur sujet en 1830 : « Vivre pour eux, c’est ne pas mourir ». Dans la célèbre enquête du Dr Villermé, en 1840 je crois, ce dernier décrit la condition de ces personnes qui vont former dans les décennies suivantes, la classe ouvrière, au sens historique du terme. Ces personnes ce sont pour l’heure, pour reprendre une formule célèbre, le titre de l’ouvrage de Louis Chevalier, des « Classes laborieuses, (des) classes dangereuses » car elles échappent à tout contrôle social, à toute autorité. On les traite de nomades, de vile multitude, à laquelle on supprime le droit de vote, après un discours célèbre d’Adolphe Thiers.
Mais peu à peu au cours de ce siècle, un compromis se bâtit, le « pacte républicain ». Peu à peu, un certain nombre de mesures de protection sociale sont adoptées. Cette population flottante, en marge, va peu à peu être intégrée parce qu’elle va avoir (et conquérir) des droits. Les ouvriers jusqu’en 1890 devaient avoir un livret, le livret de l’ouvrier, et s’ils ne l’avaient pas ils étaient réputés vagabonds, et comme le vagabondage était un délit, ils pouvaient être arrêtés. Une protection sociale encore timide commence à se mettre en place, avec des structures d’intégration : l’école, gratuite, laïque, obligatoire (1881-1882, Jules Ferry), le service militaire obligatoire est fait par tous selon un principe d’égalité, la protection sociale et les cotisations ne sont pas facultatives mais obligatoires. Le principe d’égalité est introduit avec le principe des droits. A ce moment-là Renan fait sa fameuse conférence : « Qu’est-ce qu’une nation ? », il répond : « C’est un vouloir vivre ensemble ». Autrement dit, c’est le sentiment d’avoir un passé commun, mais en même temps de vivre quelque chose ensemble et de se projeter dans l’avenir. Globalement, c’est tout cela qui va se construire progressivement avec le pacte républicain.
Le modèle se perfectionne encore après la Seconde Guerre Mondiale. Par exemple, avec la Sécurité Sociale, qui n’existait pas avant, dont tout le monde ne bénéficie pas de la même façon au début, mais qui peu à peu va être étendue. C’est l’Etat-Providence des « Trente glorieuses ». Dans ce cadre-là, le problème de l’autorité est à peu près réglé parce qu’on a bâti une société avec des droits reconnus. On ne peut dire qu’il y ait vraiment égalité dans la société, mais il y a égalité des droits théoriques au moins, fondement à partir duquel on peut se battre pour qu’ils soient respectés. Il y a un fondement, une légitimité.
Arrive la rupture des années 70, je ne vais pas vous dire ici si c’est une crise ou une mutation, parce que si on dit crise, cela signifie qu’une fois qu’elle est surmontée, on revient à l’état antérieur. Si c’est une mutation, ce qui existait antérieurement ne reviendra plus, on est passé à autre chose, on vit dans un autre monde. On ne reviendra pas dans le monde des « Trente glorieuses ». Au milieu de cette période, où le modèle fonctionne bien, survient tout à coup Mai 68, qui est au départ une révolte anti-autoritaire même si ce n’est pas que cela. Il y avait la fête aussi. Mais ce n’était sûrement pas une révolution, mais le signe d’un basculement vers l’affirmation de l’individu. On arrive dans une période d’individualisme, et en même temps, et je crois que c’est une réalité, d’effondrement des idéologies : crise de l’Eglise et effritement du modèle dit « socialiste » (avant son échec). Il est très difficile de dire ce qui est la cause et ce qui est la conséquence. Est-ce parce qu’il y a affirmation de l’individu que les idéologies s’effondrent, que les institutions entrent en crise, ou est-ce la crise des institutions et l’effondrement des idéologies qui favorisent l’émergence de l’individualisme ? Les deux éléments se renforcent mutuellement et sont à la fois cause et conséquence. Se substitue chez les individus, à la peur de manquer du nécessaire, le désir de se réaliser, et ce en éliminant le désir, qu’il faut satisfaire tout de suite, sans le considérer comme un moteur. On entend des gens expliquer qu’après 68, ils voulaient faire de la musique, devenir peintres, plasticiens, des personnes qui n’avaient aucune compétence dans ces domaines : fallait-il faire des formations ou des études longues ? Non, on va y arriver autrement, on cherche à se réaliser tout de suite, quitte à bricoler.
La famille devient un espace relationnel entre individus. Ce sont des relations valorisantes, c’est le lieu de l’amour, de l’épanouissement, et tout se discute entre individus, mais ce ne sont plus des relations d’autorité. D’ailleurs, pourquoi avoir des relations d’autorité avec les enfants, puisque l’école, paraît-il, est faite pour ça? De nouvelles relations apparaissent. L’individu se réalise par la consommation, qui devient la nouvelle norme. C’est dit constamment et partout. Les exclus de la consommation (et il y en avait avant : le Quart-Monde existait au milieu des « Trente glorieuses »), qui voient parfois les nantis se servir se disent « Pourquoi pas nous ? ». Cette nécessité de se réaliser par la consommation et de satisfaire son désir avant qu’il en soit vraiment devenu un, pousse parfois à malmener un certain nombre de règles. La notion d’autorité se dilue, et c’est peut-être à l’école que se concentrent toutes les interrogations, puisqu’elle est constamment sur la sellette. Les familles qui ont des relations interpersonnelles valorisantes ne sont plus le lieu de l’apprentissage systématique de l’autorité et l’élève, confronté à cette situation, a en face de lui un adulte qui tout à coup veut qu’on respecte un certain nombre de règles. Que fait l’élève ? Il réagit comme il réagit dans la société. L’école, comme le dit René Rémond, n’est plus un sanctuaire, même si elle doit veiller à éviter un certain nombre de débordements. Mais il est impossible d’éliminer un certain nombre de comportements extérieurs. Pour résoudre le problème, on s’est peut-être installé dans une relation consistant à dire : « Ce n’est plus de l’autorité que l’on doit mettre en scène, c’est l’égalité, le dialogue, entre l’enseignant et l’élève ». J’ai vu des élèves me dire en classe : « Monsieur, on est en démocratie ». Et je leur réponds : « Oui, on est en démocratie, mais la classe n’est pas un lieu démocratique : dans la classe il y a un adulte et des enfants ou adolescents ; il y en a un qui a une fonction, et qui en principe sait un certain nombre de choses qu’il doit transmettre le mieux possible ». On ne va pas parler pédagogie, bien sûr, mais il y a foncièrement dans l’acte d’enseigner une inégalité. Si l’enseignant n’a pas une autorité, fondée sur sa fonction, sur son savoir, on ne voit pas comment cela peut fonctionner. Ma conviction, renforcée par mon expérience, est que, lorsque les règles sont clairement posées, les élèves les acceptent parfaitement, à condition bien sûr qu’il y ait un respect des personnes, ce qu’ils sont tout à fait en droit d’attendre. Mais ils n’ont pas la responsabilité de l’adulte qui est en face d’eux, et qui peut, qui doit, se sentir investi d’une certaine autorité.
Il y a un autre lieu, c’est l’entreprise, où l’on masque l’autorité, les hiérarchies par toutes sortes de moyens. Je suis toujours frappé de l’usage des prénoms et du tutoiement, que je ne comprends pas très bien. Comment quelqu’un qui a une fonction de direction peut-il appeler par son prénom et tutoyer quelqu’un qui travaille sous ses directives ? C’est gênant parce que cela laisse croire qu’il y a un rapport d’égalité, ce qui est totalement faux. Et quand il y a un conflit, cette vérité apparaît clairement. Donc, il y a, caché ou en tout cas atténué par toutes sortes de moyens, une autorité spécifique. Je suis entièrement d’accord avec René Rémond quand il dit que la survie d’une communauté de citoyens dépend de l’avenir de l’autorité. Mais le problème, c’est qu’il faut que cette autorité soit fondée sur un pacte, sur des valeurs communes, sur un vouloir vivre ensemble avec des règles qui doivent être partagées. A partir du moment où quelqu’un veut imposer son autorité, c’est inacceptable. On peut être très réactif par rapport aux manifestations d’autorité, d’autoritarisme, qui sont insupportables. Mais l’autorité fondée sur une légitimité, sur des principes communs, cela me paraît évident.
Voilà où me mène cette perspective historique et les jalons qu’on peut y ancrer. La difficulté réside dans le caractère polysémique du mot, qui fait varier les critères qui la légitiment. Sur la base de l’individualisme, chacun peut avoir sa notion, ce qui est d’ailleurs bon en soi, mais notre sujet de réflexion nous entraîne vers les fondements de notre vouloir vivre ensemble car derrière le principe d’autorité, se posent toutes ces questions qui me paraîssent essentielles.
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Débat :
Question (non enregistrée ; portant vraisemblablement sur la responsabilité des détenteurs de l’autorité, les politiques)
Réponse : Peuvent-ils comprendre les problèmes au quotidien. Et s’ils en sont très proches, ils peuvent être exactement comme nous (ce qu’ils sont, de toute façon ! Et heureusement). La force de la démocratie, c’est que nous soyons gouvernés par des gens comme nous. Le problème, c’est celui du choix que nous faisons. On dit très souvent qu’on n’a que les hommes politiques que l’on mérite : eh bien oui ! On n’a pas un personnel politique en France qui démérite. Il y a un certain nombre d’affaires, mais je ne crois pas que dans l’ensemble, du point de vue de la compétence et de la qualité des personnes, nous soyons dans une situation particulièrement catastrophique. Je ne pense pas que ce soit le problème des hommes politiques eux-mêmes. Je crois que c’est ce que nous sommes entrain de vivre : on parle toujours de la perte des repères, des idéologies qui se sont effondrées, des institutions qui s’effritent, etc., et de toutes les interrogations par rapport à l’évolution de notre société. Nous sommes nostalgiques d’un passé qui ne reviendra plus : les Trente glorieuses, où le pouvoir d’achat a été multiplié par 4 en 30 ans, où il n’y avait pas de chômage…Les hommes politiques agissent pour tenter de renouer avec cela, mais les Trente glorieuses, c’est une période unique dans l’histoire de l’humanité, ça ne s’était jamais produit. On est passés d’un monde dans un autre. Alors nous sommes désemparés. Il n’y a que des interrogations. Je ne crois pas que ce soient les hommes politiques, je crois que c’est le désarroi de nos sociétés industrielles, qui étaient parvenues à un modèle d’équilibre où tout était accepté, légitimé, et puis on bascule. On en revient à la question : crise ou mutation. Ma conviction est que l’on est passés à autre chose et que l’on est souvent entrain d’essayer de retrouver ce qui a été. Or cela, dans l’histoire des sociétés, ça n’existe pas. Et puis, toujours à partir d’un certain moment dans la vie, on a toujours tendance à idéaliser la manière dont cela se passait avant ; il faut s’en garder. C’est la facilité que de reporter les problèmes globaux sur ceux qui gouvernent. Je dis parfois à mes élèves : « Gouverner, c’est décevoir ». On élit quelqu’un, c’est tellement porteur d’espoir qu’on pense que les solutions sont en vue, et puis ont est confronté au réel, qui est là et il faut faire avec.
Question : Platon avait décrété que l’autorité devait appartenir aux sages, à ceux qui possédaient le savoir, mais c’était une utopie. Aujourd’hui, les hommes sont désemparés. Est-ce qu’il ne faudrait pas qu’ils fassent appel à une entité qu’ils ne reconnaissent plus, à Dieu, qu’ils ont rejeté d’une certaine manière. L’autorité ne repose plus sur rien. Le savoir scientifique est remis en question tous les jours ; on nous dit : les savants se trompent, ou ; ils ne savent pas encore. La vérité est pour demain, et dans ce sens, on est désemparé devant la question de l’autorité, et davantage peut-être les jeunes qui n’ont plus de repères devant le désarroi des adultes.
Réponse : Je ne suis pas du tout d’accord avec vous car pour moi il y a deux principes de gouvernement. L’un, qui est théocratique, le pouvoir est légitimé par Dieu, il faut être croyant, ce n’est pas mon cas. Et il y a le pouvoir qui découle du contrat social, et ce sont les hommes qui organisent la société. L’autorité ne peut être que d’essence humaine. Nous sommes dans cette logique, qui est difficile, parce que quand ce sont les hommes, il peut y avoir un dictateur, un pouvoir fort, qui décide, qui a l’autorité ; soit on bâtit, on cherche. Le moins mauvais système, quand on regarde l’histoire, c’est la démocratie. Ce sont les hommes, en tant que société humaine, qui cherchent à bâtir le contrat. Et cela renvoie aux problèmes posés par la première question. Platon était un philosophe et je trouve que les utopies sont très stimulantes, cela nous fait réfléchir, fantasmer, imaginer des sociétés parfaites, et une fois qu’on l’a dit, on retombe sur le réel -essentiel pour moi en tant qu’historien. Il serait extraordinaire qu’on puisse faire un gouvernement des sages. Mais qui est sage ? Qui va décider ? Nous désignons nos sages, qui se proposent à nos suffrages …Ce sont ceux qui estiment avoir le plus de compétences pour nous gouverner, et nous faisons notre choix. Et nous accordons de l’autorité par la légitimité que nous leur donnons. Et si nous estimons qu’ils nous ont déçus, nous en prenons d’autres… J’exclus le pouvoir théocratique, qui existe dans un certain nombre de pays, malheureusement, parce que quand les hommes prétendent connaître exactement la volonté de Dieu, parler au nom de Dieu, c’est la porte ouverte à tous les crimes et à toutes les catastrophes. Hors du contrat entre les hommes, je ne vois pas d’autre solution.
Question : Je voudrais apporter une toute petite objection, parce que vous venez quand même de dire que nos élus politiques seraient des formes de sages, et je voudrais faire remarquer qu’il y a tout de même parmi eux un certain nombre de sophistes également.
Réponse : Je suis tout à fait d’accord, mais pour continuer l’image de la République de Platon et des sages, après tout, nous, nous avons à choisir des personnes pour nous gouverner. Je posais donc simplement la question : qui va choisir les sages, pour montrer que de toute façon nous avons à faire un choix. Autrement, je suis d’accord avec vous. Mais la démocratie, c’est aussi la porte au sophisme, à la démagogie, et c’est ce qui a perdu Athènes, parce que flatter le peuple en lui faisant croire que des solutions faciles sont de bonnes solutions, c’est effectivement le tromper, et c’est ça le sophisme. Faire partie de ces « sages », c’est difficile car il faut commencer par considérer que l’on peut en être un, et puis que l’on a quelque chose à proposer, et enfin, qu’il faut ne pas décevoir tout en étant fidèle à soi-même.
Question de Jean-Paul Bernié :
La question de la différence entre sages et sophistes interroge ce sur quoi repose la légitimité, puisqu’un sophiste est quelqu’un qui peut tenir des raisonnements qui tiennent parfaitement debout, eu égard aux critères ordinaires de fonctionnement de la raison humaine. On est donc obligés de se demander ce qui nous permet de dire qu’un sage est autre chose qu’un sophiste qui aurait réussi. Je voudrais relier cela à un échange qu’on a eu pendant la pause avec M. Cubero. Je lui ai posé la question : les révolutionnaires de 89, quelle drôle d’idée les avait pris de promouvoir le culte de l’Etre Suprème. N’y aurait-il pas l’idée que la légitimité d’une autorité, on ne peut jamais la trouver au niveau des institutions humaines, et qu’on est toujours obligés d’inventer une transcendance pour légitimer cette autorité ? J. Cubero m’a répondu : « je ne sais pas trop, parce que les religions laïques, ça ne marche jamais », et il semble donc y avoir une contradiction : quand on est laïque, on ressent le besoin de s’inventer un Etre Suprême, ça ne marche pas mais en même temps, si on y renonce, ça ne va pas… On ne s’en sort plus. J’avais envie de lui renvoyer la question à propos de ce qui légitime le sage, je repensais d’une part à Antigone, dont il a parlé : on est tous pour Antigone, c’est une femme, elle est faible, elle est jeune, elle n’a pas la force, mais une force morale impressionnante, d’où la sort-elle, elle accepte d’être emmurée vivante, de rompre avec son fiancé, etc., et puis en même temps, on ne peut pas s’empêcher de se dire tout le temps : mais enfin Créon, ça a beau être un dictateur, il a raison, c’est peut-être une raison de sophiste, mais est-ce que la loi de la cité, on peut comme cela s’en dispenser, parce qu’Antigone, elle se réfère uniquement aux lois transcendantes, au domaine du divin, de la métaphysique. Enfin, quand on pense à l’esprit des Lumières, on pense à une réflexion de Kant qui disait : « La loi morale en moi, le ciel étoilé au dessus de moi ». Est-ce que ce ne serait pas de la blague ?
Réponse : Pour l’Etre Suprême, c’est vrai que pendant la Révolution, il y a eu la déchristianisation, y compris à Tarbes, avec une procession anti-religieuse qui est allée jusqu’à la cathédrale, devenue temple de l’Etre Suprême. Mais en même temps, il y avait un grand débat au sein des révolutionnaires. Robespierre était contre l’athéisme, et il considérait que c’était un crime. La Déclaration des Droits de l’Homme est placée sous les auspices de l’Etre Suprême, dont ils se réclamaient souvent. L’opposition de l’Eglise et du Pape à la Révolution était politique, il y avait une rupture totale. Robespierre a inventé le culte de l’Etre Suprême. Mais on l’accusait de se mettre en scène, etc., mais ensuite sous le Directoire, il y a eu d’autres cultes, qui étaient totalement laïques : il y a eu quelque chose qui s’est appelé la « théophilanthropie », et là c’était un substitut à une religion telle qu’on l’entend, avec une transcendance. Pourquoi l’échec ? Parce qu’il y a la force des traditions, les héritages culturels. On est dans une société d’essence chrétienne. On est dans un pays laïque, et dans une société d’essence chrétienne. Culturellement, il y a quelque chose d’établi, quelle que soit l’importance aujourd’hui de l’Eglise catholique ou le nombre des pratiquants, ce n’est pas le problème, on est dans cette culture-là, et mettre quelque chose à la place, cela demande du temps. Le calendrier révolutionnaire, qui était un calendrier laïque, n’a jamais fonctionné, d’abord parce que les gens ne s’y retrouvaient plus. Est-ce que l’homme a besoin de transcendance ? Je crois qu’il a besoin de valeurs, et autant j’accepte une morale, autant je suspends la question de la transcendance. Le tout est de savoir comment se manifestent ces valeurs. En France, pays laïque, elles se manifestent de diverses façons… Pour terminer, si Antigone s’est opposée aux lois de la société, il y a quand même quelqu’un qui est mort au nom des lois de la société, c’est Socrate, donc c’est complexe.
Question : tout en étant chrétien, je suis entièrement d’accord avec vous sur le fait que toute société est basée sur un contrat social, et que le système démocratique est certainement le moins mauvais de tous les systèmes. Mais est-ce que la crise actuelle, avec l’individualisme que vous avez évoqué tout à l’heure, ce n’est pas justement la crise du contrat social plus que la crise économique ou culturelle. Est-ce que ce n’est pas justement, du fait de cet individualisme, le refus du contrat social ?
Réponse : Je suis assez d’accord avec vous. Je dirai que l’individualisme, c’est le fait de mettre en avant son épanouissement personnel –légitime en soi- de façon totalement prioritaire et en voulant s’extraire du groupe –en France, on appelle cela une nation. Le terme de communauté fait référence à d’autres éléments. Le contrat social concerne l’ensemble du groupe. Ce sont des droits, mais aussi des contraintes, des devoirs qui supposent des contraintes. L’individualisme a fait que ce sont surtout les droits qu’on a mis en avant, c’est normal. Mais à partir du moment où l’on ne raisonne qu’en termes de droits, et de droits individuels,on n’oublie qu’on est un élément de l’ensemble. Autant je comprends que quand on est dans d’autres groupes (syndicats, associations, ..) on a des intérêts à l’intérieur du groupe, mais si on raisonne en termes de citoyenneté, cela porte les choses au niveau de ce grand ensemble. Il y a des conflits entre les groupes, mais le pacte républicain a été un compromis entre des intérêts divergents. Dans un compromis où chacun se reconnaît dans les valeurs communes, l’on ne renonce pas à d’autres appartenances. Mais ce sont des valeurs communes qui nous rassemblent. L’intérêt général se définit à partir de là. Mais c’est un débat politique .
Question de Madeleine Sterna :
Vous avez parlé à de nombreuses reprises de valeurs communes et je me demande si aujourd’hui nous avons tant de valeurs communes que cela. J’ai l’impression que l’on est déchirés entre de multiples valeurs. Officiellement, on pourrait dire que le socle commun serait la Déclaration des Droits de l’Homme, mais en réalité on sait bien que l’économie nous introduit d’autres valeurs qui n’ont rien à voir avec celles-ci. Et on est écartelés entre des systèmes contradictoires et au nom du réalisme, ce sont les valeurs économiques qui prédominent. Et si l’on ajoute le culte de l’individualisme, chacun est plus ou moins tenté de se créer SES valeurs, or que vaut une valeur quand elle n’est pas partagée. Donc, cela me paraît être la quadrature du cercle. Sur quoi faire reposer aujourd’hui, des valeurs qui puissent être communes dans notre pays ?
Réponse : Ce sont celles qui fondent le pacte républicain. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas d’autres. La démocratie est le socle, et c’est quelque chose qui n’existe que si on la fait vivre. C’est la France qui est une république démocratique, sociale, laïque. Laïque, c’est ce qui nous fait vivre ensemble, et cela veut dire que les religions, le fait d’en avoir une ou non ne nous sépare pas. C’est la solidarité sociale. D’accord avec vous quand vous dites que cela est mis à mal. Si vous êtes ici, c’est que comme nous tous, vous essayez de faire ce que vous pouvez, à savoir les faire vivre. Face à cela, la marchandisation du monde, est-elle une valeur ? Pour moi, non. Lorsque je parle de valeurs, je pense à ce qui doit nous servir de moyens d’action pour intervenir. Nous avons une légitimité, une autorité pour intervenir, lorsque nous nous réclamons pour intervenir de ces principes-là. Lorsque par exemple on s’oppose au racisme, à la xénophobie, on le fait au nom des valeurs qui font que nous sommes ici, et que nous nous sentons légitimés et que nous pouvons « parler avec autorité » de ces choses-là pour défendre un certain nombre de principes. Et nous nous opposons à ce qui s’y oppose ! Quant à l’individualisme, bien sûr il existe, mais je ne pense pas qu’un individu soit totalement individualiste ! Le problème, est que toutes les personnes qui ne se sentent pas concernés, qui ne votent pas, c’est aussi parce qu’elles se sont senties laissées pour compte. Récemment, je parlais d’intégration avec deux personnes d’origine maghrébine, et elles m’ont dit : « On n’aime pas la façon d’en parler, parce que nous, on voudrait s’intégrer, mais soit par le regard, soit par les attitudes, soit par les possibilités qui nous sont données d’avoir du travail, on nous rejette ». Donc ils s’excluent ET on les exclut. Ces valeurs doivent nous donner le droit d’intervenir pour les faire avancer, mais ce n’est jamais fini…
Question : Les rapports entre autorité et pouvoir, est-ce que ça se recoupe uniquement dans les dictatures, ou est-ce que ça ne tend pas à se confondre ?
Réponse : L’autorité permet d’exercer un pouvoir à partir du moment où elle est légitimée. Aujourd’hui, chez nous, est-ce qu’on sépare autorité et pouvoir? Les deux choses existent mais ce sont des registres un peu différents ? Aujourd’hui dans nos sociétés, on ne parle pas en termes d’autorité. On parle du pouvoir parce qu’on peut le préciser, en définir la nature juridique, dire surtout comment il s’exerce, quels sont les pouvoirs du Président, du Parlement,… Ensuite, une institution peut avoir une autorité, mais qui découle de l’image qu’on a d’elle, de la légitimité que nous lui accordons. De plus, les relations sont complexes, car elles ont changé selon les époques : à certains moment, l’autorité a été légitimée par une essence divine, et le pouvoir s’exerçait au nom d’une autorité légitime ; mis aujourd’hui, nous légitimons le pouvoir par le contrat social.
Question : Quelle est la fonction de l’autorité dans l’éducation ? Elle semble être en crise comme le contrat social et les parents. Peu à peu, on a vu abandonner ce terrain de l’autorité, ce qui fait que les jeunes, ayant besoin d’une autorité, sont allés chercher ailleurs une autre forme d’autorité : une fuite dans les tribus, dans certains produits, ou des groupes très négatifs. Peut-on s’interroger là-dessus ?
Réponse : J’ai dit qu’à l’école, on ne peut pas fonctionner sans autorité. L’autorité, ça ne veut pas dire la règle (celle qui frappe), ni parler fort… Le maître doit avoir une autorité bienveillante. L’élève sait que l’adulte est en face, et dans la mesure où de ce côté il y a compétence, respect et prise en compte de l’individu, l’élève accepte l’autorité de l’adulte. Il y a bien des jeunes qui sont en rupture totale, mais je crois que c’est marginal et que dans ces cas-là, ce sont les difficultés de la société qui arrivent dans l’école. On demande tout à l’école ! Je n’incrimine pas non plus les parents malgré les différences d’éducation. Pour la tribu, elle existe même pour ceux qui sont parfaitement intégrés à l’école avec ses signes de reconnaissance, une connivence, de petits signes vestimentaires. A l’école, cette connivence doit disparaître. Et quand les règles sont posées, ils les acceptent. Leur tendance est de chercher la limite -comme chez beaucoup d’adultes. Mais comme l’enseignant a la légitimité pour poser des règles (des limites), les choses peuvent fonctionner -d’une manière qui répond aux besoins de l’enfant et de l’adolescent, qui doit s’entendre dire non… Si c’est toujours « oui », il n’y a pas de limite, donc ils font leurs propres règles. La tribu, contenue dans des limites, est souvent utile, mais elle peut dériver quand il y a un mal-être. On a toujours besoin de se construire contre… L’école a le devoir de poser certaines règles face aux tendances actuelles. Dans les endroits difficiles, la question des moyens est déterminante. Je trouve scandaleux qu’on remplace les assistants d’éducation par des caméras vidéo. Si c’est de l’éducation… Les élèves auront à moyen terme un comportement qui sera la résultante de tout cela. Donc si la caméra de surveillance il y a, c’est catastrophique, c’est le contraire de l’éducation. Il y a beaucoup de choses à reconquérir, et l’école est un lieu de résistance.