18 mai 2004
Refonder l’espérance
Père Bernard Marie (Professeur de Philosophie à l’Institut Catholique de Toulouse)
Jean-Michel PUYAU
Jean-Claude Guillebaud nous invitait à refuser que l’avenir soit abandonné aux lois du hasard, à la fatalité, il nous invitait de renoncer au bonheur modeste de l’instant, à refuser la résignation au présent. Mais, habités par l’idée du lendemain à construire, il nous faut reconquérir la maîtrise de l’histoire, en un mot retrouver le goût de l’avenir.
Dans la Table Ronde, nous avons pu vérifier que ces jeunes, à l’image de beaucoup d’autres, croient que des choses sont possibles, que les relations entre les personnes peuvent s’améliorer, que les quartiers des viles peuvent changer de visage, comme le rapport Nord-Sud commencent à bouger vers plus de justice. Tout ceci était dit très simplement, avec beaucoup de sérieux, mais sans se prendre au sérieux. Une soirée pleine d’espérance.
Ce soir, nous sommes invités à regarder plus près ce qu’il y a derrière ce mot d’espérance, qui a été prononcé plusieurs fois. L’espérance, qu’est-ce que c’est ? N’est-ce pas le refus de voir la réalité présente telle qu’elle est ? Une refuge dans un avenir lointain, ou un au delà encore plus lointain ? Est-ce que le christianisme a quelque chose à dire ? A-t-il une parole particulière, originale, sur l’espérance ? Peut-on dire de notre temps qu’il est orienté vers un terme , C’est un sujet difficile, et je remercie Bernard Marie, prêtre du diocèse de Dax, avec lequel nous avons des points en communs : après la Révolution de 1789, nous avons constitué un même diocèse. Cela a duré pendant une dizaine d’année. Bernard Marie est philosophe, il enseigne à l’Institut Catholique de Toulouse.
Bernard Marie
Je vais m’inscrire dans la suite de ce que vous avez vécu. J’avais trouvé une conférence de JC Guillebaud « Refonder l’espérance ». J’en cite deux paragraphes, qui tentent de diagnostiquer pourquoi aujourd’hui, on peut trouver que l’espérance est passée. Il dit ceci :
« Sans le savoir, nous sommes déjà entrés dans un nouveau monde. La rupture est si radicale que cette fois les changements vont plus vite que les idées. Nous avons du mal à penser véritablement la prodigieuse mutation anthropologique et historique dont nous sommes les témoins inquiets (…). Ce déphasage est redoutable, il signifie que nous nous sentons de moins en moins capables d’agir sur le cours des choses. Nous sommes tentés de déserter l’histoire. Nous voilà en rupture d’espérance : après nous le déluge. C’est contre ce nouveau fatalisme qu’il est urgent de réagir. Retrouver le goût de l’avenir, refonder la démocratie, reprendre possession de notre destin, tout cela exige des mises à jour radicales. Il s’agit aussi de s’interroger sur l’enracinement spirituel. »
Il y a un diagnostic intéressant, sur lequel je vais revenir. Il faut comprendre ce qui est cassé. Quand à votre table ronde, je suppose que ces jeunes n’étaient pas porteurs d’un désespoir opaque ? Donc, vous avez pu saisir chez eux ce qui fondait leur espérance. D’abord il s’agit là de réponses réelle, concrètes, à la désespérance. C’est un point d’appui face au nouveau fatalisme. Ils n’ont pas déserté l’histoire, en tout cas leur histoire. Il s’agit d’une réponse post-moderne. Contrairement à ce que l’on croit, moderne, ce n’est pas d’aujourd’hui, c’est déjà dépassé. La modernité c’est du 17ème à la fin du 19ème. Leur réponse est post-moderne : il s’ait de réponses diverses, partielles, portées par des individus ou de petits groupes, un peu comme la religion aujourd’hui. On est bien sorti de l’ère moderne, des grands systèmes d’espérance, qu’ils soient politiques ou religieux, qui voulaient mobiliser l’humanité entière sur tous les fronts, que ce soit la chrétienté ou le marxisme, c’est une mobilisation générale de tout et de tous. C’est là qu’on voit que, si espérance il y a, elle peut prendre des colorations ou des structurations différentes selon l’époque où l’on est. Si vous attendez que je vous livre ce soir les clés d’une espérance aussi grandiose qu’un marxisme chrétien, c’est pas la peine ! Ce n’est plus possible. Il y a bien des formes d’espérance dans une société qui paraît globalement en panne d’espérance, ce n’est pas incompatible. On va en parler. Mais avant, je voudrais aller un peu plus loin dans la remise en cause de l’idée même d’espérance. Refonder , Oui, mais si je ne veux pas refonder l’espérance ? Si j’estime que ce n’est pas cela qu’il y à faire ? Certains penseurs contemporains estiment que c’est la dernière chose à faire. C’est une idée assez en vogue, que portent des penseur connus comme M. Comte-Sponville. On ne peut pas reconstruire si on n’a pas écouté cela. Il faut aussi écouter les multiples voix qui accusent l’espérance de n’être qu’une illusion, une évasion hors du réel. Inutile de vouloir reconstruire si c’est pour recréer une illusion. L’espérance religieuse, comme l’utopie politique, peuvent être pernicieuses. Cela peut être inutile ou démobilisateur. On va espérer, pour l’instant nous ne faisons rien, mais dans 2000 ans cela ira mieux, ou cela ira mieux là-haut. Une espérance mal gérée peut être dangereuse parce que génératrice de guerres religieuses ou révolutionnaires, pourvoyeuse de totalitarismes ou d’intégrismes divers. Ces critiques-là sont vraies.
Comte-Sponville s’appuie sur de grands auteurs comme Spinoza, ou le stoïcisme ou le bouddhisme. Il préconise de renoncer à l’espérance, de consentir au désespoir, et même, dans « La sagesse des modernes », livre co-écrit avec Luc Ferry, il va jusqu’à une expression, abrupte mais belle, de « désirer le désespoir ». Il ne s’agit pas de promouvoir la dépression nerveuse comme modèle de vie. Il s’agit d’une autre critique de l’espérance, qui se définit comme un désir de quelque chose que l’on n’a pas, dont on ignore s’il sera un jour satisfait, et surtout dont la réalisation ne dépend pas de nous, moyennant quoi, l’espérance c’est « désirer sans avoir, sans savoir, sans pouvoir ». Dans ce cas, l’espérance ne peut que gérer de la frustration. Il vaut mieux y renoncer pour être plus à l’aise dans sa tête. Espérer, c’est finalement aller au devant de désillusions, de frustrations. Autant en prendre son parti, et se dire « Je ne rêve plus, comme ça au moins je ne serai pas déçu ». La loi du pire, si vous voulez. Moi, je fais comme ça en voiture avec les feux : « Celui-là, il sera rouge », comme ça, s’il est vert, je suis tout content. Cette attitude peut être utile. Au lieu du grand élan de l’espérance, ils préconisent des projets plus courts, plus précis, plus réalistes : la prudence de l’intelligence pratique. En s’inspirant de Sénèque, il a une formule choc : « Quand tu auras désappris à espérer, je t’apprendrai à vouloir ». Il faut affronter cette façon post-moderne de gérer le mal-être face à la panne d’espérance.
C’est le reflet et la grande tentation de notre époque : vivre sans espérance, renoncer au long terme parce qu’il est imprévisible et qu’il ne dépend pas de nous. Alors du coup, on réduit le champ d’action en se disant : « Je ne sais pas ce que je ferai pendant 10 ans ». Du coup, je vois au moins jusqu’à la semaine prochaine. Dans une vie de famille, vous voyez ce que cela peut donner. Pour se concentrer sur l’efficacité immédiate. Cela peut être une attitude volontaire et réfléchie, et dans ce cas je la respecte, parce qu’elle peut être dans ce cas responsable et respectueuse. Mais cela peut aussi être l’inverse, une attitude facile, confortable, évitant de se casser la tête sur le long terme, donc éventuellement irresponsable, de gens pas murs. Je conçois bien les raisons qui amènent certains philosophes choisissent cette attitude, mais je constate aussi que ce n’est pas la première fois qu’on les entend. J’ai cité Spinoza ou les Stoïciens : c’est toujours des philosophies qui apparaissent en temps de crise, dans les périodes troublées. Ne voyant pas m’avenir, on se replie très logiquement sur le court terme, parce que ça au moins on le tient. On se replie sur l’action individuelle parce que l’action collective, on a du mal à la comprendre, à la gérer, à la maîtriser. On peut les justifier mais il faut aussi accepter de les renvoyer à leur propres responsabilité.
Mais je constate aussi que cette attitude de repli sur le court terme, beaucoup de gens ne l’ont pas choisie. Ils sont sur le court terme parce que tout le monde est sur le court terme. « C’est comme ça aujourd’hui ». Cette approche a sa raison d’être mais elle peut devenir une excuse facile. Le « après moi le déluge » n’a pas tous les droits. J’aimerais poser une première pierre de refondation, sans prétention de reconstruire l’édifice.
On a fait souvent de l’espérance un sentiment, un espoir, une attente passive que quelque chose nous arrive. Au fond, on en a fait un désir. Je désire un monde meilleur, je désire la justice pour tous, la vie après la mort. Si l’espérance est réduite à un désir, alors Comte-Sponville a raison.
Mais d’autre traditions de pensée, dont la Bible, disent que l’espérance n’est pas un sentiment, que c’est indépendant de ce que je ressens, que l’espérance n’est pas un désir au sens habituel du terme, mais une attitude, et une remise en cause. Une attitude, en ce sens qu’elle est une forme de mobilisation à l’origine de tous les grands progrès. Ricoeur essaie de réhabiliter l’utopie en politique, en disant « le calcul à court terme, c’est un calcul où on ne voit rien ». C’est ce qui bloque. Les grandes utopies ont fait du mal , mais maintenant qu’on en est revenu, on peut peut-être envisager des projets allant un peu plus loin que les prochaines élections. ET c’est là que commence l’espérance. On est à nouveau dans le non-maîtrisable. Mais si on reste dans le maîtrisable, on s’arrête à tellement court terme qu’on ne vise plus rien, sinon des choses qui n’ont rien à voir avec le bien public. C’est ainsi qu’Ernst Bloch parlait du principe d’espérance. Il disait au début du XXème siècle que si le marxisme voulait durer dans l’histoire, il fallait qu’il intègre autre chose qu’une analyse des conditions de production, et qu’il intègre un principe d’espérance. Pour lui, penser marxiste pur et dur, ce n’est pas rien de dire cela. Il fallait pour lui qu’il y ait aussi ce principe-là pour qu’il y ait du souffle pour l’avenir. Donc, entendons-nous bien : je voudrais qu’on sorte du psychologisme et du moralisme, qu’on ne parle pas de cela ce soir. Sortir du psychologisme signifie que ce que je vais dire là ne va pas redonner le moral à quelqu’un qui est atteint de dépression profonde, par plus qu’un autre discours. Même quelqu’un en dépression a le droit de pouvoir attendre quelque chose de son avenir. Que l’on soit en état de pessimisme ou d’optimisme n’est pas la question. Vous avez le droit d’attendre quelque chose de votre avenir. C’est une attitude et pas un état psychologique. Il est important de le concevoir. « Je ne vois pas mon avenir », certes, c’est nécessaire, mais l’espérance ce n’est pas cela. De même je ne sous-entend pas que c’est mal d’en rester au court terme. Je ne fais pas de jugement moral, je ne dis pas « C’est mal de ne pas s’engager pour la vie », je ne fais pas de pub pour le mariage catholique. Je souhaite que l’on sorte du moralisme. Je dis que c’est chemin d’humanité que de proposer à toute personne humaine de décoller de son train-train immédiat pour envisager de prendre en charge son avenir, celui de sa famille, de son pays ou d’autre chose. C’est Un chemin d’humanité que de lui dire : « Tu peux faire autre chose que de vivre au jour le jour ». C’est une attitude et non pas un problème de morale ou de psychologie.
Voilà le première pierre que j’aimerais poser, pour que l’on sache par où prendre la refondation. Ce n’est pas « donner envie ». C’est dire : « Tu as un avenir et tu peux faire quelque chose ». D’où aussi la nécessité de sortir d’un dilemme mortel, celui de l’illusion et de la désillusion. Il faut qu’on sorte de ce piège mortel. Le piège de l’illusion, c’est confondre espérer et rêver, on le sait, et même peut-être trop bien, parce que le piège c’est celui de la désillusion, en se disant : « Au Moyen-Age, on a rêvé de transformer le monde et d’en faire un Paradis » grâce à la religion. A époque moderne, on a rêvé de transformer le monde et d’en faire un paradis grâce à la science, grâce à la politique, et nous tous nous avons grandi dans l’effondrement de tout cela, des projets religieux, scientistes et politiques au sens révolutionnaire ; nous avons vu tout le mal que cela peut faire et nous avons grandi dans la désillusion, et c’est là aussi un piège ,aussi redoutable que celui de l’illusion parce qu’aujourd’hui on se retrouve du coup sans sortie. Si on ne peut compter ni sur l’illusion ni sur la désillusion, il n’y a plus beaucoup de choix, on est toujours inquiet. La première chose est de tirer profit de cet effondrement. C’est vrai, nous sommes de cette génération qui a vu s’effondrer les grands projets qui disaient vouloir rassembler l’humanité. Mais il faut éviter le piège simpliste du genre : « Si ça n’a pas marché, il ne faut plus rien attendre de la religion, de la science sinon de la technologie, de a politique sinon de jolis débats. Une analyse plus rigoureuse montre que dans tous ces cas de figure, des choses ont bougé. Nous sommes tributaires, redevables, des apports de tout ce qui s’est effondré avant nous. Supprimer 20 siècles de religion, de politique ou de science, je ne vois pas trop…
La difficulté, c’est peut-être d’inscrire cela dans la conscience collective. Je pense que cela peut passer par l’éducation au sens très large, en particulier l’enseignement de l’histoire. Pour nous aider à voir, pas seulement un enchaînement de faits, mais aussi ce qui s’est construit et de prendre les enseignements de l’histoire sans en faire pour autant les lieux de démolition de l’espérance. Les choses ont avancé. Mais il faut l’inscrire dans une conscience collective.
L’espérance est une attitude de remise en cause. Ce n’est pas seulement une force mobilisatrice, par delà la psychologie et la morale, c’est aussi cette remise en cause. Dans la tradition Biblique, aussi bien Juive que Chrétienne, l’espérance est souvent portée par ce qu’on appelle le prophétisme. Ne pensez pas à ceux qui annoncent l’avenir. Les Prophètes étaient traditionnellement une force de contestation de la société et du pouvoir royal, au nom de la parole de Dieu. Contestation des habitudes, de la routine, du confort, du « prêt-à-penser ». On dit que, donc moi aussi je pense comme ça –ce qui amoindrit notre liberté de penser, notre imagination créatrice, et donc notre humanité. Contestation aussi du pouvoir politique quand il se prend pour Dieu. Je vous laisse trouver des exemples. Contestation de la fatalité du mal, ce qui est peut-être un point clé puisque c’est souvent à propos du mal qu’on a des pannes d’espérance. Un auteur récent, Guy Coq, dans une conférence sur l’espérance, répétait souvent : « Le pire est toujours possible mais il n’est pas fatal ». C’était pour lui sa première pierre de refondation. Le pire est toujours possible mais il n’est pas obligatoire. Contestation du pseudo-réalisme ambiant, qui peut être une démission déguisée.
C’est facile de dire : « Puisque de toute façon ça ne marchera pas ». Dans certains groupes d’Eglise, il y a toujours des gens pour dire : « De toute façon, ça ne marchera pas ». Donc, ils ne font rien, du coup ils cassent le travail des autres, il est normal que ça ne marche pas, donc ils avaient raison, et cela les fortifie dans l’idée que ça ne peut pas marcher, et la preuve c’est qu’ils ont eu raison…
Il s’agit de casser ce cercle vicieux. Donc j’avancerai une deuxième pierre de refondation. C’est vrai qu’on a raison de critiquer l’espérance, qu peut être un rêve inutile et dangereux, mais si l’o n veut être honnête, il faut que nous nous laissions interroger par l’espérance, que nous laissions interroger notre pessimisme, car si on le prend au sérieux, l’espérance nous affronte à nous-mêmes, à nos ressorts secrets. Si ne je vis pas l’espérance, pourquoi ? Il y a des causes qui ne viennent pas de moi, qui viennent de l’histoire, de ce que j’ai vécu, mais en même temps, laissons nous interroger : quelles sont mes peurs ? Quelles sont mes attentes ? qu’est-ce qui me bloque ou me freine, qui fait que je vais dire « ça ne marchera pas ». Est-ce parce que j’ai bien analysé la question, ou bien parce que je ne veux pas que ça marche ? Parce que c’est l’autre qui le fait. Laissons-nous interroger par nos pannes d’espérance. L’espérance est quelque chose de redoutable si on en fait cette force de provocation qu’avaient les Prophètes. Alors pour le dire clairement, autant je conçois le drame que c’est d’être privé d’espérance. Je ne voudrais pas qu’on se sente coupable d’être en panne d’espérance et c’est pourquoi il faut sortir du moralisme et du psychologisme. Mais la désespérance n’est pas le désespoir, qui est un état psychologique. On peut critiquer la désespérance car elle peut être une position commode pour justifier sa faiblesse, sa paresse, son désengagement, le manquement à la parole donnée (« Je m’engage aujourd’hui, mais dans 10 ans, on verra.. »). Pour d’autres aussi, ce n’est pas un choix, c’est simplement l’air du temps, et résulte d’un manque de recul ou de temps pour réfléchir. On n’a pas pensé que ce serait possible, parce qu’on n’a jamais pris el temps d’y penser. Ce n’est pas leur faute forcément. Une des choses à faire, c’est d’arriver à briser non seulement les cercles vicieux qu’on a dans la tête mais l’entraînement quotidien, journalier, le rythme de vie quotidien parfois délirant qui est le nôtre et qui fait qu’on n’a jamais le temps de prendre le recul nécessaire pour se dire : « Tiens, c’est vrai, je pourrais orienter ma vie dans telle direction, et je pourrais en entraîner d’autres avec moi. Il faut du temps, et donc le prendre. Autrefois, on demandait qu’il y ait un jour par semaine où on en fasse rien. C’était de la sagesse. C’était fait pour ça, le repos du Shabbat ou du dimanche, casser la routine, l’entrainement quotidien, « Là, je m’arrête » mais pas pour ne rien faire, mais pour se poser des questions essentielles : « Pourquoi, pour qui je vis ? » . C’est comme ça qu’on nourrit l’espérance. Une dernière chose sur ce côté provocateur ? Je ne sis pas sûr que ce manque de tonus actuel au niveau de l’espérance, dans notre société de consommation, soit un malheur pour tout le monde. Je suis sûr qu’il y en a qui y trouvent leur compte : tous ceux qui d’une manière ou d’une autre, veulent manipuler les consciences, ou vendre de l’espoir sur mesure, religieux, politique, télévisuel, chimique. L’espoir ou le désespoir sont aussi un marché juteux. Il faut que l’espérance nous aide à sortir de ce piège-là.
Nous avons fiat un détour par les critiques de l’espérance et l’espérance comme critique de nos comportements. Je voudrais examiner les diagnostics. J’y distingue trois grandes problématiques.
Une des raisons, c’est l’accumulation tout ce qui ne va pas, il y a un effet d’amplification. Les malheurs, on ne les a pas inventés, mais ils prennent une ampleur plus grande parce qu’aujourd’hui, nos technologies sont au point. Le problème est l’effet d’accumulation, d’usure, de découragement. La tâche est trop lourde, on a beau se battre, on finit par avoir la conviction que le mal sera le plus fort. Ce qui est blessé, c’est notre rapport au réel. Il y aune dissymétrie dans l’impact : on remarque tout de suite le train qui déraille et on ne fait aucune attention aux 10.000 trains qui arrivent à l’heure. L’impact du mal est bien plus important : il suffit de 10 secondes de violence pour casser 10 années d’efforts, d’amitié, d’amour… C’est ce qui est dur à porter ;
Devant cela, quelles pierres de refondation poser ? Elles demande du temps. Une chose est certaine : on doit renoncer à la consolation facile du « ça ira mieux demain » ou « ça ira mieux après la mort ». L’au-delà mystique, la prière magique « T’en fais pas je vais prier pour toi, ça ira mieux demain »… En fait, c’est le sens du réel qu’il faut travailler. Comment le percevons-nous ? Ce dont je viens de parler est de l’ordre du constat, on est dans le réalisme : tous les malheurs sont réels, on peut le toucher, le voir, à la télé. On oppose l’espérance comme étant de l’ordre du désir. D’un côté, on a le réel du mal, de l’autre l’idée de l’espérance. Mais l’espérance est aussi de l’ordre du constat. Vous avez rencontré il y a quelques jours des jeunes qui ont mis de l’espérance dans leur vie. Il y a des guerres, mais il y a aussi tout un progrès, des choses fantastiques qui se sont faites, des générosités incroyables. Il n’y a pas que des gens qui ont tué, il y a aussi des gens qui ont donné leur vie. Eduquer au réel, c’est essayer de comprendre tout cela. Le même réalisme qui nous oblige à voir ce qui ne va pas peut aussi nous contraindre à regarder ce qui va ou qui pourrait aller.
Une éducation du regard… Cela fait partie des pierres qu’il faut poser. La médiatisation, avec la puissance des images et des mots, éduque notre regard d’une certaine manière. Nous sommes confrontés, bien plus que nos aïeux, à une quantité pharamineuse de malheurs. Les grands malheurs qui surviennent à l’autre bout de la planète mettent 15 secondes pour nous arriver sur Internet, le temps de brancher la Webcam. Les problèmes sont plus nombreux dans notre esprit, pas forcément dans le monde. La médiatisation nous montre aussi la complexité des problèmes, on se rend compte que ce n’est pas si simple de faire la démocratie. Nous sommes formés à cela. En tant que prêtre, je suis sensibilisé à cela. Chez nous on a une messe le 31 Décembre. Je ne voulais pas faire une homélie ce jour-là, donc, dernier jour de l’année, au lieu d’écouter une homélie, on va simplement rendre grâce à Dieu. Chaque membre du groupe prépare une action de grâces. Ce n’est pas venu facilement, et après quelques secondes d’actions de grâce, tout de suite, « oui, mais les guerres… ».
Il faut donc dépasser le dilemme optimisme-pessimisme. Au delà du trait de caractère de chacun, qui n’est pas le fond du problème. Mais prenons le regard de l’éducateur sur l’enfant en difficulté, il voit bien tout ce qui ne va pas, mais son boulot est d’être capable de repérer à partir de quoi cet enfant va faire quelque chose de sa vie, et de lui donner les moyens de le développer. C’est une éducation du regard. Si on pouvait le faire un peu plus que dans ce cas de figure, ce serait un moyen de refonder l’espérance.
Au risque de vous surprendre, j’en viens à penser qu’il nous faut accepter une certaine professionnalisation de l’espérance. On a professionnalisé beaucoup de choses, même le métier de parents… Ce qui épuise parfois les militants, c’est le gaspillage d’énergie dans de grands projets très généreux mais mal pensés, et qui donnent peu de choses ou qui débouchent sur l’inverse de ce qu’on voulait. C’est épuisant ! Et face à l’ampleur des problèmes, leur complexité, la mondialisation des problèmes, face à cela, l’espérance doit être portée de façon réaliste par des groupes organisés avec des gens compétents dedans. Si vous me mettez à la tête du FMI, ça va être joyeux ! Pourtant, je serais plein d’espérance, sur l’argent dans le monde…
En même temps, les groupes sont faits d’individus. Donc, dans la refondation de l’espérance, il ne faut pas sous-estimer la nécessité du ressourcement. Un projet même magnifiquement encadré, d’accord, mais les individus ont besoin de souffle, de ne pas être uniquement des machines à l’usage du monde. C’est le contrepoison de l’usure et du découragement. Cela peut se faire par un retour aux sources de son engagement politique, syndical et humain. Mais cela peut aussi se faire, pour les croyants, dans la prière. Vous avez peu entendre que je ne suis pas partisan d’une prière de type magique, ou d’une prière où on demande à Dieu d’agir à notre place : « Seigneur, arrête la faim dans le monde ». C’est mieux de lui dire « Donne-nous notre pain de ce jour et aide-nous à le partager ». La grande tradition mystique chrétienne invite à une prière qui est de l’ordre de l’éducation du regard. Apprendre à rendre grâce, donc apprendre à voir ce sur quoi on peut s’appuyer, ou ce sur quoi d’autres peuvent s’appuyer pour aller plus loin. La tradition mystique chrétienne est de l’ordre de l’éclairage de la raison et du cœur. Elle pour but aussi de prendre du recul, régulièrement, pour réfléchir son avenir à la lumière d’une parole qui ne vienne pas que de nous. Et qui donc peut nous ressourcer justement parce qu’elle n’est pas mon petit vélo qui trotte dans ma tête. Les paroles qui viennent d’une altérité, Dieu. C’est pour cela que je peux sortir de moi-même et de temps en temps de lever la tête pas simplement pour rêver dans les nuages mais pour voir où je mets les pieds. Et enfin de l’ordre de la force. La prière chrétienne n’est pas seulement de l’ordre de l’analyse d’une situation. Elle est aussi de l’ordre de la force, celle que donne la confiance qui permet la fidélité, c’est-à-dire la tenue dans le temps.
A partir de la durée, on peut voir un autre aspects de la désespérance actuelle. J’ai parlé de cette accumulation… Il y aussi le sentiment de perte de contrôle, le vertige de l’accélération. Là, ce n’est plus au mal que l’on a affaire, c’est au progrès, qui peut être bon mais qui va trop vite. Autrefois, une mutation de société prenait deux générations, on avait le temps de s’y faire. Aujourd’hui, les sociologues de la pensée repèrent des mutations sur 10-15 ans. 10-15 ans pour qu’une idée soit passée et qu’on passe à autre chose. Là, on n’a pas le temps de grandir, que déjà il faut changer de monde. C’est là qu’on du mal à se projeter dans l’avenir : il y a 10 ans, c’était ça, maintenant c’est ça, alors dans 10 ans, qu’est-ce que ça va être ? Et si en plus ça s’accélère.. Cela provoque parfois deux réactions contraires : soit le passé n’est plue une référence, on tombe dans l’amnésie. Ou le passé devient la valeur refuge ou absolue : tout change trop vite, je me rattache à ce qui avait fait la joie de ma jeunesse. C’est mortel dans les deux cas : quand on n’a plus de passé parce qu’on n’a plus de recul, plus d’élément de comparaison, on prend tout ce qui vient comme étant parole d’Evangile. A l’inverse, la crispation sur un passé absolu, c’est mortel aussi, parce que ré-appliquer aujourd’hui les méthodes d’autrefois ne donne pas de bons résultats et ne permet pas de se projeter. J’y reviendrai. Ce qui est blessé ici, c’est notre rapport au temps. Il est intéressant d’observer la convention de l’Europe. Définir un peu ce que veut dire « être Européen », et il y a des querelles sur le passé, en particulier sur l’héritage spirituel. Certains veulent qu’on parlent de religion, d’autres ne veulent pas en entendre parler, tout au plus de spiritualité. Or le fond, indépendamment de la foi des personnes qui en discutent, c’est que, pour définir un projet censé durer un peu plus de 2 ans tout de même, il ne peut pas se faire sans référence aux origines.
J’avais trouvé dans un livre intitulé « Oser des projets » : on est pris entre deux courants, courant chaud et courant froids. Le courant froid, c’est « allez, il ne faut pas rêver, pas d’illusions, pas d’utopie, sinon on va faire des guerres.. ». Il faut calculer, professionnaliser. Et le courant chaud : « Si on en reste au courant froid, on va tout calculer, on ne prendra jamais le risque de partir ». Il faut le courant chaud, l’utopie, un peu de cette flamme qui fait qu’on va se dire : « Allez, il y a du risque mais j’y vais ». c’est vrai, je ne maîtrise pas ce que je serai dans 10 ans, mais ça ne fait rien, j’y vais, je m’engage ». Si on en reste au réalisme, on réduit considérablement, on est réduit à n’être que des ordinateurs, qui ont un programme, qui réalisent leur programme, dans les conditions mécaniques qui sont les leurs. On pourrait raisonner comme ça : « mon but, c’est de rester vivant, donc je dois travailler, donc j’achète de la nourriture, je la mange ». Etc. L’espérance, ce serait ce qui distingue du projet ainsi entendu, avec cette flamme, cet au delà de la raison et du raisonnable, que je vais qualifier de différentes façons :
1. c’est l’imagination. Déployer l’imagination pour sortir de l’enfermement, du strict réalisme qui n’est souvent qu’un pessimisme déguisé. L’éducateur dont je parlais , il faut qu’il imagine les moyens pour cet enfant de pouvoir s’appuyer sur quelque chose de réel.
2. le risque lui-même fait partie de l’espérance, sans quoi ce n’est plus de l’espérance. Pas de vie humaine sans risque. On a aujourd’hui la tentation du risque zéro..
Je voulais terminer sur un dernier point. Certains pourraient s’étonner de ce qu’un prêtre n’ait pas beaucoup parlé de christianisme. C’est exprès, évidemment. Cette assemblée n’est pas une retraite spirituelle. Mais je voulais dire aussi qu’en tant que chrétien, je ne renie rien de tout ce que j’ai dit. C’est pour moi une condition de l’incarnation : je refuse absolument toute opposition entre un espoir humain, limité à l’ici-bas, et puis un au-delà, une espérance pour l’au-delà. Cette opposition est pour moi anti-chrétienne. Soit l’espérance est incarnée, dans les limites de notre liberté, de notre psychologie, de notre prudence, ou bien ce n’est plus de l’espérance chrétienne, c’et du rêve, je vous en ai parlé à propos de la prière. Et puis cette dimension induite par le risque, le saut vers un au-delà, ce n’est pas qu’à l’échelle humaine. Je dirai que c’est là que l’espérance chrétienne peut prendre place dans ce qu’elle a d’original, à savoir la foi ! La relation à l’Autre, avec un grand « A ». Je vous invite, si vous voulez el faire en tant que chrétiens, à méditer sur trois choses :
a) L’espérance chrétienne est fondée sur un point absolument central : l’expérience de la mort et de la résurrection de Jésus ; Je ne dis pas l’idée, je dis l’expérience faite par les Apôtres. Cette espérance est branchée là-dessus, et il y a la question de la mort. Elle est prise au sérieux. Les théologiens s’accordent qu’il y a un visage de Dieu qui meurt sur la Croix. La croix, c’est le refus des rêves, des consolations faciles. La croix, c’est un Dieu qui laisse sans réponse les appels de son fils « Pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Il y a toute une image d’un Dieu tout-puissant, transcendant, interventionniste, bon papa, qui s’effondre, là. Dieu n’est pas venu décrocher Jésus de la croix, et toute espérance chrétienne est traversée par sa propre mort, celle de l’espérance. En même temps, il y a aussi la résurrection.
b) Si vous voulez poursuivre la réflexion, vous pourrez méditer sur deux textes. Le premier, c’est Evangile du Jugement Dernier, Mathieu, 25, 31-46 qui donne idée du concret de l’espérance chrétienne (« J’avais faim et vous m’avez donné à manger… »). Ce n’est pas « J’étais à la messe… », mais allez-y quand-même (rires). Ce texte est là pour prendre le contrepied de la prière magique des Apôtres « quand vas-TU rétablir la royauté, quand vas-TU multiplier les pains et guérir les malades, quand vas-TU faire ceci ou cela ? », disent-ils toujours à Jésus. Mais Jésus leur répond : le Jugement Dernier, c’est « Quand est-ce que VOUS,… ». C’est vous qui êtes rois du monde, c’est-à-dire responsables et co-créateurs avec Dieu. Je suis avez vous pour que VOUS preniez en mains votre histoire. Ce n’est pas : « Seigneur, qu’il n’y ait plus de pauvres », mais « Seigneur, donnez-moi la force de transformer ce monde pour qu’il n’y ait plus de pauvres ». C’est cela l’espérance.
c) Et , toujours à méditer, les Béatitudes, avec une espérance qui n’est pas n’importe quel projet sur la société. C’est une solidarité absolue avec attention préférentielle aux plus fragiles, etc. Il y a un contenu et une force de contestation. Luc, 6, 20-26 : « Heureux.. ». Et au cas où vous n’auriez pas compris que c’était contestataire, il continue par « Malheur à vous, les riches… ». J’en reviens au prophétisme.
On retrouve à travers ces textes-là toutes les pierres de refondation que j’ai essayé de poser. Pour conclure, je dirai ceci : je voulais montrer qu’on pouvait refonder l’espérance sans forcément la foi. Au titre des possibilités de l’être humain. Je trouvais important de le dire, en tant qu’homme et en tant que chrétien, parce que cela fait partie de notre démarche que de promouvoir, d’accompagner tout ce qui permet à l’humain de s’épanouir au mieux, parce que pour nous, c’est ça sa vocation. Donc, effectivement, il y a une refondation possible de l’espérance même en deçà de la foi, et cela fait pour nous partie de la révélation. Du fait même que l’homme est créature de Dieu. Mais l’expérience vécue m’incite à penser que la Résurrection, qui fait l’originalité de l’espérance chrétienne, n’est pas un vain mot puisque j’en ai perçu les effets dans ma vie. Je ne puis pas vous le prouver, bien évidemment. Cela fait partie de ce surplus qui est au delà du raisonnable mais qui n’est pas forcément irrationnel, pas forcément absurde.
Je ne puis vous le prouver, je construis ma vie sur cela, j’en assume le risque, c’est mon espérance.
Jean-Michel PUYAU
Nous avions invité un philosophe qui est venu avec des pierres et qui veut faire de nous des maçons, pour construire la maison de l’espérance.
- - - - - - - - - - - -
Débat :
Question
Cette espérance sur laquelle tout le monde est d’accord, on se rend compte qu’elle est très fragmentée. Même l’Action Catholique…. On a l’impression de ne plus avoir des espérances très fragmentées. Est-ce un signe des temps ? Même si elles ont de la valeur.
Bernard Marie
Il faut voir deux choses. Certes, c’est un signe des temps. Mais on avait l’impression qu’avant c’était plus unitaire : c’était vrai, mais en partie seulement. Les entités géopolitiques étaient bien plus petites. A l’ère de la mondialisation, on ne peut plus avoir une mobilisation générale comme à l’époque où l’Europe pouvait avoir à se défendre simplement contre une invasion localisée. Aujourd’hui, on ne peut pas avoir une mobilisation générale du genre humain, même sur les droits de l’homme, parce que pour certains, ce projet est une espérance, mais pour certains occidentaux, c’est une manière d’imposer sa culture ailleurs. Donc cela va être fragmenté vu la complexification de la question. Mais avec le phénomène de l’individualisme, là il y a à travailler. L’individualisme est une bonne chose s’il incite à travailler l’autonomie des individus, de meilleurs choix personnels, une meilleure liberté des personnes. C’est le côté positif, mais le côté « chacun pour soi » ne génère pas forcément une espérance massive. Il ne faut ni rêver d’une mobilisation générale, mais en même temps il ne faut par se résigner à un émiettement. Le tout, c’est d’arriver à trouver sur quel groupe on peut s’appuyer. Cela peut être la famille, ce qui permet de rassembler les personnes, mais il faut aussi travailler sur les synergies. Il ne faut pas rêver. On peut se mobiliser sur un projet avec un espérance commune, donc, un au-delà du projet, mais sans forcément vouloir tous marcher dans le même sillon. Voyez l’oecuménisme, une belle espérance. On a pu rêver à une moment que tout le monde allait revenir dans la même maison. Mais comme chacun avait bâti sa maison ailleurs, c’était assez difficile, il aurait fallu faire des souterrains ! On a donc dû chercher ce qui pouvait nous rassembler. Depuis quelques années, l’œcuménisme recherche davantage ce qui nous sépare, mis pas du tout pour nous éloigner ! Mais pour être honnêtes les uns avec les autres, ne pas faire une unité de façade. On peut creuser le même sillon, avoir la même espérance, de répondre à l’appel du Christ, c’est bien de l’espérance car il y a bien cette part de l’au-delà de l’humain, sans laquelle nous ne réussirons jamais, mais sans forcément marcher tous en rang de la même manière. On peut avoir de l’espérance commune et vraie avec ce qui pourrait passer pour de l’émiettement, mais qui, bien vécu, est de l’enrichissement d’une synergie.
Question
Une espérance qui court à travers l’Evangile est bien celle de ce monde fraternel que le Christ est venu nous annoncer. Ce qui fait le cœur de notre vie, c’et l’amour, la solidarité, l’accueil de l’autre. Les exclus de al société qui se retrouvent au centre de nos projet, pas seulement de nos services occasionnels ou partiels. J’ai vécu douloureusement tout ce qui, venant de nous dans les années qui viennent de passer, faisaient s’écrouler à la hussarde ce que des hommes croyants ou incroyants avaient bâti d’humanité pour essayer de créer cette solidarité, ce monde de frères. C’était intéressant que vous disiez que ça doit rester dans le réel, mais je crois qu’au niveau de l’Eglise, il y a un respect de la recherche des hommes en ce sens, qu’on doit ménager, soutenir. Il y a des choses qui se sont passées, qui ont été démolies, et ce qui n’était pas de l‘utopie au regard de l’Evangile l’est devenu. J’ai mal quand je vois aujourd’hui que l’utopie des jeunes de ma cité, c’est d’être un Zidane pour pouvoir gagner des millions, tout seuls. ET qu’ils ont beaucoup moins de sensibilité pour défendre un service public comme la sécurité sociale, la retraite, etc.
Bernard Marie
C’est tout à fait vrai et vous mettez le doigt sur ce que j’ai appelé le côté prophétique de l’Evangile. Par rapport aux jeunes de votre cité, qui veulent être tel personnage pour gagner plus d’argent, je crois que c’est plus large que cela. Il y a plusieurs façon de répondre à « refonder l’espérance ». Les politique en sont conscients, la société aussi. Leurs réponses sont pour nous parfois un peu frelatées. Il y a des manières de maintenir l’espérance, comme les jeux télévisés, le loto, le tercé. Avec un peu de chance, je vais gagner. Pour moi, compter sur la chance n’est pas le summum de l’espérance humaine pour m’accomplir, à plus forte raison par l’argent. En même temps, certains vous diront : cela permet à des gens de tenir. Mais je mettrais ça sur le même plan que ceux qui ont besoin de leur dose d’un produit quelconque. Certains sont dans une situation telle qu’ils ne peuvent peut-être rien faire d’autre que tenir, et ce n’est déjà pas mal s’ils tiennent. On a simplement, au nom de l’Evangile, autre chose à proposer que simplement tenir ou rêver, ou espérer que le hasard de la télé ou d’un jeu. La société prend en charge cette refondation de l’espérance, même si ce n’est pas par des paradis artificiels. Là on a des choses à dire, et les pierres d’espérance sont là pour nous dire qu’on a autre chose à apporter, pour avoir des outils d’éclairage pour comprendre qu’il y a plusieurs façon de refonder l’espérance et que toutes ne mènent pas au même résultat.
Question
On a évoqué le regard des chrétiens, ne face de la mondialisation qui est quand même un enjeu important, la globalisation au sens des anglo-saxons. Est-ce que pour les chrétiens, ce n’est pas non plus une chance : « croissez et multipliez », « je vous envoie ». Les Apôtres sont partis, le monde, c’était la Méditerranée, et l’Eglise était romaine. Aujourd’hui, l’Eglise est universelle. Teilhard de Chardin, il y a 55 ans, a évoqué cette mondialisation. N’y a-t-il pas là une voie, un défi pour les chrétiens, un challenge qui doit nous donner de l’espoir puisqu’il se situe dans le fil de l’espérance chrétienne des débuts.
Bernard Marie
Le christianisme a effectivement été fait pour être envoyé « dans toutes les nations ». Mais on est des êtres humains : on a à la fois à porter cet appel universel, il faut s’y accrocher, et en même temps il faut gérer les réflexes de peur, qui sont réels, et former les chrétiens. On a une chance d’entrer en dialogue avec l’autre bout du monde, c’est très enrichissant. Mais pour cela il faut pouvoir être soi-même et accepter que l’autre soit lui-même. SI on n’est pas très clair avec soi, ou fragilisé, le dialogue est une aventure dangereuse. Il faut d’abord bien s’asseoir soi-même et ne pas seulement se calquer sur l’autre, car dans ce cas il y en a un qui bouffe l’autre. Ce qui n’a aucun intérêt. Le véritable enjeu du dialogue est de pouvoir avancer ensemble. Et là, c’est difficile : il ne suffit pas de mettre en présence des individus ou des institutions pour qu’automatiquement ça avance et débouche sur du positif. Il faut que les personnes existent les unes en face des autres ; et ça, c’est beaucoup plus compliqué qu’une question de moyen technique mis à notre disposition. Mais l’enjeu est phénoménal : nous allons de voir vivre notre christianisme d’une manière complètement différente, et c’est sûrement une bonne chose pour nous. Chaque fois que les premiers chrétiens ont été confrontés à des ouvertures nécessaires, cela leur a été profitable, les a nourri et fait grandir. Il faudra le faire. Les Pères de l’Eglise ont écrit un nombre de pages impressionnant, parce que ce n’est pas simple, ils ne voulaient pas brader la foi, mais il fallait être ouvert, et ils voulaient absolument trouver des moyens non de compromis, qui ne satisfait jamais personne et est rarement la vérité, il ne fallait pas trouver le juste milieu ni la moyenne arithmétique, il fallait avancer jusqu’ à trouver le lieu où la culture et la révélation se rejoignent. Et c’est trouver cela qui est l’enjeu difficile de la mondialisation, ce n’est pas seulement trouver les moyens de parler les uns avec les autres. Les dialogues de sourds ont fait cela depuis longtemps. Mais trouver le point où on va pouvoir se retrouver sans que personne n’y perde son identité ou sa richesse. C’est ce qui fera la grandeur de la réflexion chrétienne sur la mondialisation.
Question de Mgr Perrier
Chez St Paul, la trilogie peut être tantôt la foi, la charité et l’espérance ; tantôt la foi, la charité et la patience. Au plan philosophique, cette correspondance entre espérance et patience est-elle suggestive ?
Bernard Marie
C’est sûrement suggestif, un philosophe va toujours trouver quelque chose à dire ! (rires). Je m’interroge sur le sens du mot patience. Cela ne peut être « j’attends que ça vienne », ou la patience philosophique, qui est l’intelligence pratique à l’œuvre, qui tienne compte des obstacles à pouvoir mettre en œuvre une idée…
Mgr Perrier
C’est plus près de l’endurance.
Bernard Marie
La course de fond … ? Dans ce cas, cela peut donner à penser à tout le monde. L’espérance comme endurance, oui…
Question
Si on peut poursuivre dans le suggestif, les deux mots d’espérance et de patience se réfèrent à la notion d’attente…
Bernard Marie
Oui, mais il ne s’agit pas d’une attente passive. Quand dans les Ecritures on parle d’attendre le Messie, il vaudrait mieux traduire par « préparer ». Ce serait davantage de cet ordre-là. C’est pourquoi j’ai parlé d’une attitude, d’une contestation. J’ai essayé de dire que ça se construit, se réfléchit, se professionnalise. L’espérance doit être bâtie, un projet construit, réfléchi, mûri et compétent de préférence. Maintenant, cela reste au niveau du projet. L’autre côté ,que j’ai peut-être eu tort de moins développer, c’est ce côté inattendu, surprise, au delà du rationnel sans être au delà du raisonnable. Prenons un projet de vie, il y a tout le temps qu’on a mis à y réfléchir, toute la réflexion et les efforts que l’on fait pour que ça marche, pour que ça se prolonge. Et il y a aussi toute la part de l’incontrôlé et de l’incontrôlable. Et l’espérance, c’est justement ce mixte. Sinon, ça reste un projet : je sais que je peux tenir pour deux ans, je m’engage pour deux ans, et dans deux ans, je revois le contrat. L’espérance m’amène à me dire : et au delà, un au delà qui est à la fois temporel et au delà de mes forces. Quand j’était gamin, ce qui me faisait peur était de prendre la parole ne public. C’était au delà… Cela rejoint la notion chrétienne de grâce : ce qui était au delà du travail que l’on fait pour obtenir cela. Il y a ce surplus, ce surcroit, cette surabondance qu’on appelle la grâce, qui vient à la fois du travail que l’on a fourni (« fruit de la terre et du travail des hommes »), et d’autre chose. Il y a le travail incessant pour que se réalise l’espérance, c’est le « déjà là » de l’Evangile, et ce surcroit qui là est de l’ordre de l’attente au sens où je ne le maîtrise pas, où je ne peux le cultiver de moi-même et qui ne dépend pas de mes forces. Cela dépend des autres, du hasard, de Dieu, de bien des choses.. Il y a cette part d’attente-là, mais elle ne signifie surtout pas se croiser les doigts en attendant que ça vienne.
Mgr Perrier
A cet égard-là, peut-être l’expérience artistique, esthétique, est-elle particulièrement révélatrice ?
Bernard Marie
Tout à fait. Pour refonder l’espérance, il y a une partie qu’on peut maîtriser : éduquer le regard, une certain vision de l’histoire, cela va faire un sol sur lequel on va peut-être pouvoir espérer, créer une conscience humaine capable de se projeter un peu plus loin. Mais ensuite, il y a cette ultime part que je n’ai pas d’outil pour cela, pour le déclic, pour dire que de la capacité d’espérer on va passer à l’acte d’espérer. Ni d’outil pour faire comprendre à quelqu’un qui n’y serait pas sensible la beauté d’une œuvre d’art. L’art s’enseigne-t-il ? L’histoire de l’art, les formes, oui, mais peut-on enseigner l’émotion artistique ? Elle arrive en plus. Il y a une éducation du regard, mais le déclic de l’émotion artistique comme celui de la projection de soi dans l’espérance… C’est le courant chaud de Christian Alexandre, on prend le risque, on bascule, ou bien on reçoit.
Question
Quand vous avez parlé de patience, je pensais à « patients », les patients, les malades, et à a personne qui nous a parlé des soins palliatifs lors de la table ronde. Vous avez parlé de la croix. Je pense à un film récent qui a fait couler beaucoup d’encre. Pour un certain nombre de jeunes, il manquait la dimension de la résurrection. Le sens de la souffrance ;.. Où est l’espérance ?
Bernard Marie
Je me sens en phase avec ce témoignage. La Croix permet à l’espérance chrétienne de ne pas être un espoir naïf. Cette théologie de la mort de Dieu m’avait interpellé. Elle a ses limites, mais elle prend la Croix au sérieux et ne l’édulcore pas trop vite. Le film dont vous parlez ferait plutôt le contraire.
Jean-Michel PUYAU
Un grand merci en votre nom à Bernard Marie pour ce soir. Cette Quinzaine a eu une bonne trajectoire, avec le point de vue de JC Guillebaud, sur le présent, la table ronde avec ces jeunes, et ces pierres ce soir, avec lesquels on repart.
Je voudrais vous lire un texte de Péguy sur l’espérance :
« La fois que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance. La foi ça ne m’étonne pas. La charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas. Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne moi-même. C’est étonnant que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe, qu’ils croient que demain cela ira mieux ; qu’ils voient comment cela se passe aujourd’hui est qu’ils croient que cela ira mieux demain matin. C’est étonnant et c’est bien la plus grande merveille de note grâce, et j’en suis étonné moi-même ». Un peu plus loin : « Mais l’espérance ne va pas de soi. C’est la fois qui est facile, et de ne pas croire qui serait impossible. C’est la charité qui est facile et de ne pas aimer qui serait impossible. Mais c’est d’espérer qui est difficile. Et le facile et la pente est de désespérer, et c’est la grande tentation. »
Je suis sûr, je n’espère pas, je suis sûr, que nous ne succomberons pas à cette tentation.