Quinzaine 2008 :
La parentalité dans notre société
Mercredi 12 nov
Ils l'appellent "Notre Père..."
Claire SIXT-GATEUILLE
Pasteur de l'Eglise Réformée
des Hautes-Pyrénée
Présentation :
Jésus est le premier à prier en disant Abba, ce qui signifie Père ou Papa, en araméen. Par un parcours biblique, je vous propose de visiter quelques expressions utilisées à propos de Dieu qui peuvent invoquer son caractère paternel ou maternel, et comment ces expressions se sont renforcées avec le Nouveau Testament. Nous nous interrogerons ensuite pour savoir si la conception théologique de Dieu comme père a évolué ou non dans le temps et selon les visions anthropologiques de la paternité. Nous quitterons ensuite la théologie pour venir aborder les rivages existentiels : si Dieu est un père, nous sommes ses enfants... Quelles sont les conséquences d'une telle posture de croyant (comme croyant et comme parent potentiel) ?
plan :
1. de l'Ancien au Nouveau Testament, un Dieu père et mère, un Dieu qui nous adopte
a) les expressions renvoyant une idée de paternité de Dieu dans l'AT...
b) ... et celles renvoyant à une maternité ; le problème d'une catégorisation anthropologiquement masculine ou féminine
c) l'évolution du Nouveau testament
2. évolution du statut du Dieu-père, interactions entre la théologie et l'anthropologie
a) visions du père et de Dieu comme père jusqu'au XIXème siècle
b) visions du père et de Dieu comme père aux XIXème et XXème siècle
c) aujourd'hui, un glissement vers une religion fusionnelle, ou religion-mère ?
3. du Dieu-père au croyant comme enfant de Dieu :
a) travailler sur les conceptions de Dieu
b) travailler sur l'identité du croyant
c) quelques repères pour la paternité
Introduction :
Le titre de la conférence "Quand les chrétiens l'appellent « Notre Père »" sous-entend que c'est Dieu qu'ils appellent « notre Père » ; ils se représentent Dieu comme un Père. Nous allons donc travailler ce soir plus particulièrement sur les représentations religieuses, mais aussi sur les représentations sociales et symboliques qui se nourrissent de ces représentations religieuses ou s'en sont nourries il y a longtemps mais en sont désormais indépendantes.
J'aimerais ici faire 2 remarques préliminaires :
− la figure du père est très connotée culturellement et donc très changeante selon les sociétés, les cultures et les époques. J'inscris donc ma réflexion de ce soir dans le contexte français, c'est à dire dans une société dont les bases culturelles sont chrétiennes et où cette culture a longtemps été très prégnante, mais qui aujourd'hui, du fait de la sécularisation voit ces bases remises en questions et renouvelées. Si je m'étais inscrite dans une autre culture, j'aurai développé une autre vision du père ( pour prendre un exemple très marqué : chez les Menangkabau de Sumatra, les hommes ne retrouvent leur épouse que la nuit après le coucher des enfants et repartent au petit jour ; dans cette culture, le père est un personnage furtif. Nommer Dieu comme Père reviendrait dans cette culture à représenter Dieu comme un Dieu-furtif, qui passe en secret. En contexte français nommer Dieu comme Père, c'est construire une représentation religieuse autour de l'autorité, de la proximité et du don d'un nom.
− La deuxième remarque préliminaire, c'est que les représentations religieuses sont toujours ambiguës. Les images et les représentations utilisées pour décrire Dieu sont non seulement limitées, puisque l'homme ne peut pas prétendre faire le tour de Dieu, le définir, sans tomber dans l'idolâtrie, mais encore, ces images sont toujours inadéquates pour parler d'un Dieu incomparable. Tout discours sur Dieu se fait en tension entre les images de Dieu développées et ce savoir qu'aucune image n'est pleinement adaptée, et que toutes courent le risque d'une déviance, de ne pas être interprétées dans le sens qui leur était donné initialement.
Paul Ricoeur disait que la figure du père n'est pas une figure bien connue, ni invariable, c'est une figure problématique, inachevée et en suspens. Désigner Dieu comme Père peut se lire de bien des façons, selon les niveaux sémantiques par lesquels on aborde cette représentation (depuis le fantasme du père castrateur qu'il faut tuer, jusqu'au symbole du père qui meurt de miséricorde). D'ailleurs la figure humaine du père aussi comporte plusieurs facettes : père engendrant, social, symbolique, etc.
Les hommes cherchent aujourd'hui comment être père, et leurs compagnes les accompagnent dans cette démarche, et ce n'est certainement pas moi en tant que « représentante d'une religion » qui vais avoir un discours normatif sur la question. Par contre, la théologie et la religion travaillent encore de manière inconsciente beaucoup de gens, de situations, refont surface de manières souvent très étonnantes, autant culturelles que religieuses ; c'est au niveau de ces représentations de Dieu, même inconscientes, que je peux apporter quelque chose. Une représentation en particulier va servir de fil rouge à mon intervention : la figure du « Père tout-puissant », qui est énoncée dans le Credo, ou symbole des apôtres, et qui travaille beaucoup inconsciemment.
Ces préalables posés, passons aux choses sérieuses...
1. De l'Ancien au Nouveau Testament, un Dieu père et mère, un Dieu qui nous adopte.
a) les expressions renvoyant une idée de paternité de Dieu dans l'AT...
La première chose à noter, c'est que la paternité n'est pas du tout la base de la théologie biblique. Dans l'ancien testament, la base de la théologie biblique, c'est l'alliance. Le terme de père est donné aux dieux dans beaucoup de religions anciennes, en particulier chez les peuples du Moyen-Orient. Elle se retrouve aussi dans d'autres peuples.
Etant aussi courante, l'appellation de « père » est en soi insignifiante. Ce nom met Dieu en relation avec tellement d'êtres qu'elle n'implique pas de relations de personne à personne entre le croyant et Dieu. On attribue à Dieu les fonctions de génitalité, d'engendrement, on le désigne comme source de la vie. Dieu est la source de vie en tant que père, il forme en lui et met au monde tout ce qui vit. Il n'y a d'autre relation que l'origine de la vie, aucun lien si ce n'est la dépendance absolue ; Dieu a tout pouvoir, il a droit de vie et de mort sur les êtres qui lui doivent d'exister.
Dans l'Ancien Testament, Dieu est décrit avec des expressions anthropomorphiques mais pas principalement celles de la paternité, plutôt celle du héros, de « l'actant », de celui qui agit. Dans la Bible hébraïque, la réserve des Hébreux à l'égard de la désignation de Dieu comme père est la contrepartie de leur manière positive d'appréhender Yhwh comme un héros souverain d'une histoire singulière, ponctuée d'actes de salut et de délivrance dont le peuple d'Israël est le bénéficiaire et le témoin.
Dans la Bible, parler de Dieu se fait d'abord avec des récits. Le récit central est la délivrance d'Egypte qui institue Israël comme peuple. Cette centralité correspond à la théologie des traditions historiques. Les catégories dominantes y sont celles de l'action et de l'actant/personnage. Yhwh est l'actant ultime, Israël l'actant secondaire collectif, et il y a également différents actants individuels (les personnages bibliques). La dialectique entre actant principal (Dieu) et actants secondaires n'est jamais réfléchie dans le texte, mais elle est racontée.
La dialectique de l'action se déploie d'abord à l'échelle d'un peuple et d'une histoire. Elle se déploie dans la catégorie de l'alliance, qui n'est ni une parentalité ni une relation juridique, mais une relation originale. C'est seulement dans un temps second que le rapport des actants pourra entrer dans la catégorie père-fils, parce qu'elle aura d'abord été instituée dans une autre catégorie. La théologie originale de l'alliance (qui prend plusieurs formes : 1 pôle, 2 pôles inégaux, alliance réciproque....) est en même temps une théologie de la promesse. Elle instaure une relation particulière entre Dieu et les hommes et est la preuve que la paternité n'est pas le centre de la théologie biblique.
Yhwh n'est donc pas décrit, dans un premier temps, comme un père, mais il est décrit comme un mâle : Toutes les formes verbales d'action de Dieu dans l'AT sont au masculin (Römer). De plus, Yhwh est présenté comme un roi, comme ayant un rôle de protection et de sauvegarde du peuple (fonctions masculines) ; Yhwh est également présenté comme un mari/maître/propriétaire (en hébreu, c'est le même mot) dans l'image de la passion amoureuse, ce qui, dans le contexte du moyen-orient de l'époque, en fait forcément un mâle. La qualité masculine est donc inscrite dans les discours relationnels entre Dieu et son peuple. S'appuyant sur ces constats, les exégètes ont pris l'habitude de dépeindre Dieu comme un célibataire mâle, mais l'histoire des religions et en particulier l'archéologie nous montrent qu'on rencontre régulièrement Yhwh mâle accompagné de son ashera femelle (2 Rois 18.4 et 23.4-7 montrent la présence d'Ashera aux cotés de Yhwh dans les sanctuaires).
Yhwh n'est pas décrit comme un père, mais il est décrit comme le Dieu des pères. Les patriarches sont une référence essentielle dans cette religion, qui est au départ clanique et va devenir nationale puis s'ouvrir à l'universel. Dieu est le « Dieu de nos pères » et s'il y a un père, c'est donc le peuple, Israël lui-même, représenté par les patriarches, les anciens. Les croyants sont attachés à Dieu, liés à lui par l'alliance que leur ont transmise leurs pères. Dieu est un Dieu personnel et libérateur, un Dieu qui parle interpelle les individus par leur nom, comme il a interpellé les patriarches d'Israël. Ce Dieu appelle à obéir avec confiance et non crainte, comme un fils et non un esclave, il accompagne les êtres humains, les forme à la liberté.
La notion de paternité est seconde, elle ne vient qu'après le don du nom. Dans la Bible hébraïque, donne son nom bien avant de se présenter ou d'être présenté comme un père. En donnant son nom, Dieu se désigne lui-même, il se nomme. Ce nom montre que Dieu est au-delà de tout anthropomorphisme, de toute figure ou image par lesquelles on voudrait le représenter.
Yhwh se nomme lui-même « je suis », ou « je serai » au buisson ardent ; ce nom n'est ni un adjectif ni une catégorie ontologique. Comme tout nom, il désigne mais n'enferme pas. Le terme de père, qui sera utilisé ensuite, est en quelque sorte un adjectif, c'est une description de Dieu, mais une description limitée. Dieu donne son nom pour ne pas être limité dans une image, pour que l'homme ne puisse pas se construire une idole à partir de cette représentation de lui. La révélation du nom, c'est la dissolution de tous les anthropomorphismes, de toutes les figurations, y compris celle du père. Cette révélation du nom limite aussi par contrecoup les images dans lesquelles le peuple hébreu pourrait s'enfermer, et en particulier les images de filiation. Après que Dieu a donné son nom, toute filiation est forcément métaphorique puisque Dieu ne s'enferme pas dans l'image du père, toute descendance littérale est ainsi réduite. Le don du nom limite l'envie de revendiquer une filiation directe. Ricoeur dit en substance que la théologie du nom dissout les catégories dans lesquelles on pourrait enfermer Dieu.
De la même façon, lors de la création, le terme hébreu pour désigner Dieu créant l'homme est le terme Bara, créer, qui est un terme spécifique, différent du verbe engendrer. La création de l'homme n'est pas son engendrement par Dieu, ce qui contribue encore à relativiser l'image de Dieu comme père. Ce texte de la création dans la Bible hébraïque, bien que largement inspiré des mythologies et traditions du Moyen-Orient, réinterprète celles-ci en en changeant la théologie sous-jacente. Il garde la même trame de récit mais le redéploie autour d'une théologie différente. Le texte biblique remplace la théologie paternelle par la théologie des traditions historiques. Dans cette nouvelle perspective, ce n'est pas parce qu'il est père que Dieu est créateur, c'est parce qu'il est créateur qu'il peut apparaître comme Père.
L'image paternelle de Dieu émerge ensuite dans le récit, mais toujours sous forme d'évocation. Dans l'Ancien Testament, la désignation de Dieu comme Père revient moins de 20 fois, elle est donc quantitativement insignifiante. Mais c'est parce qu'elle est rare, réticence, qu'elle est signifiante, symbolique et mérite qu'on s'y arrête.
Dans la Bible Hébraïque, les hommes n'appellent jamais Dieu « Père », ne l''invoquent jamais directement comme un père. Sans les textes anciens où la notion de Yhwh comme père apparaît, elle désigne la relation entre Dieu et le roi. La relation Dieu-roi est comparée à la relation père-fils, dans la promesse dynastique qui est faite à David à propos de Salomon (2 Sam 7.12-16).
Dans une quinzaine de textes plus récents, tous exiliques et post-exiliques, la relation père-fils est projetée sur la relation Dieu-peuple hébreu, représentant ce qu'elle devrait-être, par exemple chez Jérémie 3/19 : « Moi, je me disais : Comme je voudrais te compter parmi les fils et te donner un pays de délices, le plus beau patrimoine des nations ! Je me disais : Tu m'appelleras « Père » et tu ne te détourneras pas de moi ». Cette évolution, qui fait passer le symbole de la relation filiale du roi vers le peuple, représente une démocratisation de l'idéologie royale. C'est désormais toute la communauté qui pourrait bénéficier de la proximité avec Dieu et non plus le seul roi (mais son infidélité l'en empêche). D'ailleurs, l'institution royale n'existe plus ; seule subsiste la famille et le père est le chef de famille. Dans ce contexte, présenter Dieu comme père signifie 3 choses : 1. On reconnaît son autorité, 2. On reconnaît une certaine dépendance, 3. On établit une relation de proximité : on n'a plus besoin de la médiation royale.
L'usage de la représentation de Dieu comme père a également pour rôle de contrer une certaine tendance à trop valoriser les ancêtres patriarches. Yhwh est affirmé comme étant un père contre l'affirmation que Abraham, Isaac et Jacob sont les pères du peuple juif. Non pas que la référence aux patriarches soit fausse, mais elle risque d'un coté de tomber dans une vénération des ancêtres ou de la nécromancie, comme cela se pratique à Babylone où le peuple a été déporté, et d'un autre côté, en affirmant trop sa référence à ses ancêtres, le peuple hébreu risquait de tomber dans la tentation de la ségrégation en excluant ceux qui ne font pas partie du peuple « élu » (identité généalogique), la tentation de croire que Dieu est « leur Dieu » ou que la référence généalogique aux patriarches inclut forcément une relation privilégiée à Dieu.
La représentation de Dieu comme père est liée au message monothéiste, message qui se développe dans la Bible avec la rédaction sacerdotale. Mais ces représentations sont très majoritairement de simples évocations, que Dieu profère sur lui-même (voir Jérémie 3.4 et 3.19), au moment où il « s'intériorise », où il fait mémoire de son alliance, où il exprime ses sentiments pour son peuple. Mais en Esaïe 63 et 64, nous sommes au seuil de l'invocation car c'est le prophète qui se souvient de Dieu comme d'un père qui reconnaît ses enfants (mais c'est Dieu qui inspire ses mots). En Esaïe 63.16, l'acte de naissance est encore celui du peuple, comme le rappelle l'allusion à la sortie d'Egypte (63.11-13) , Mais en 64.7, le Seigneur est présenté comme père et potier, et « nous sommes tous l'oeuvre de tes mains », allusion à une paternité de personne à personne qui apparaît là, marquant un changement qui aboutira qu'avec la prière de Jésus.
Encore une remarque, la figure du père est sans cesse contrebalancée par d'autres images de Dieu. Très souvent, le Père est indiscernable de l'époux (les autres images contrecarrant celle du père étant celle de la mère, du potier, du héros, etc.). par ces allusions multiples, l'écorce de littéralité de l'image du père se brise et le symbole se libère. Par exemple, complété par l'image de l'époux, le père n'est plus le géniteur, ni l'ennemi oedipien de ses fils. Avec l'image de l'époux délaissé, le rapport père-enfants se fait amour, sollicitude et pitié, et non domination ou sévérité.
Cette figure du père est aussi liée à la promesse et à l'espérance, thèmes majeurs dans les livres prophétiques où la figure du Dieu-père est apparaît. La prophétie est une parole sur un mode performatif, c'est à dire qu'elle réalise ce qu'elle dit. Désigner Dieu comme Père dans une prophétie revient à lier Dieu et les hommes dans une nouvelle relation, à projeter ceux qui écoutent dans l'avenir, dans la perspective de la nouvelle création. Les connotations affective de la relation père-enfants sont alors complexes : de l'autorité souveraine jusqu'à la tendresse et la pitié, en passant par la dépendance, la nécessité, la protection, la confiance, la gratitude, la familiarité, etc.
b) ... et celles renvoyant à une maternité de Dieu ; le problème d'une catégorisation anthropologiquement masculine ou féminine : Dieu est un Dieu père et mère.
Avec le virage vers le monothéisme, l'ashera disparaît, et Yhwh « intègre » les qualités féminines qui étaient auparavant attribuées à son ashera. C'est le cas en particulier de la notion de miséricorde, qui en hébreu signifie littéralement le « tressaillement de la matrice, de l'utérus ». Les traits masculins de Dieu, majoritaires, comme la violence, l'aspect guerrier, etc., se voient complétés par des traits féminins, comme la lenteur et la colère, la miséricorde et tous les sentiments profonds rattachés aux entrailles en particulier l'amour, la compassion, l'angoisse, le regret, la tendresse. Les images maternelles évoquant le rapport de Dieu à son peuple, en particulier celle de la femme qui enfante, se retrouvent dans le deutéro-Esaïe (46.3 ; 49.15 et autres, voir ci-dessous) et quelques autres textes (Ps 90.2 ; Nb 11.12).
D'ailleurs, dans le premier récit de création (sacerdotal) de Genèse 1, les humains sont faits à l'image de Dieu. Si l'homme et la femme sont tous deux à l'image de Dieu, c'est que Dieu a en lui de quoi susciter une image à la fois masculine et féminine. La représentation de Dieu comme père implique à la suite de Genèse 1 que tout être humain est désormais responsable de la création, représentant de Dieu sur la terre, car Dieu est le père de tous et tous sont fait à son image. Elle implique également que la catégorie anthropologiquement masculine n'est pas sa seule image de Dieu.
Mais les traits féminins et masculins sont souvent intimement liés : Dans le deutéronome, au chapitre 32, le cantique des cantique cite Dieu comme Père au v.6 et comme accouchant/mettant au monde au verset 18. Il est à noter que le verbe de cette action exclusivement féminine est conjugué ici au masculin ! Au Psaume 103.3, Dieu est décrit comme père et comme miséricordieux (qualité féminine) ; Deutéro-Esaïe utilise beaucoup d'images maternelles car dans la théologie qu'il développe, la délivrance du peuple exilé est décrite comme une nouvelle naissance. Ici aussi, les traits sont mélés : au Chapitre 42 par exemple, l'image de Dieu oscille entre l'image d'une mère qui enfante (v.14) et l'image guerrière, du héros (v.13).
L'affirmation monothéiste d'un seul Dieu entraîne que ce Dieu regroupe en lui les représentions masculines et féminines, apparaît comme père et comme mère. Mais dans la Bible hébraïque, Dieu n'est jamais appelé « mère », à cause du contexte socio-culturel, et à cause du culte aux déesses perses de la fertilité que les prêtres combattent (déesses-mères).
L'image de Dieu n'est donc pas enfermée dans des catégories masculine ou féminine. Toute image de Dieu doit sans cesse être critiquée en la reportant à son original indicible et en faisant jouer contre elle d'autres images qui la contredisent. La paternité est pour la création une meilleure image que la maternité. Dieu est plutôt père que mère, mais pas plus mâle que femelle.
c) l'évolution du Nouveau testament => un Dieu qui nous adopte ;
C'est seulement à la suite de Jésus que nous pouvons appeler Dieu « Abba », c'est-à-dire « Père » ou « Papa ». Avant le nouveau testament, la paternité de Dieu reste une notion assez vague. Avec Jésus, cette notion « s'incarne ». L'invocation par Jésus de Dieu comme père le désigne comme personne et autorise ceux qui viennent à la suite de Jésus à entrer dans une relation de proximité avec Dieu. Penser Dieu comme Père est indissociable de penser Jésus comme Fils.
Cette invocation par Jésus de Dieu comme « papa » est insolite : il ose s'adresser à Dieu comme un enfant à son père. Cette invocation est très audacieuse. D'ailleurs, on sent une certaine réticence dans les Evangiles à utiliser ce terme, ce qui montre que le Nouveau Testament ne se départit pas de la pudeur et de la réserve que l'on trouvait dans l'Ancien Testament concernant la désignation de Dieu. L'expression « Père » pour désigner Dieu se retrouve seulement 4 fois chez Marc, 25 chez Luc, 42 chez Matthieu et 100 chez Jean. Plus les livres sont tardifs, plus le nombre d'occurrences augmente : la permission donnée par Jésus d'appeler Dieu « père » fait que les auteurs bibliques se l'autorisent de plus en plus.
Mais il faut tout de suite noter que la paternité de Dieu n'est toujours pas au centre du nouveau testament : ce qui est au centre c'est le Royaume de Dieu, avec sa dimension eschatologique ; c'est une théologie de l'espérance. La catégorie du Royaume est d'ailleurs une clé d'interprétation de la notion de paternité de Dieu. Dans le Notre Père, l'invocation de Père se poursuit par des demandes concernant le nom, le règne et la volonté qui ne se comprennent que dans la perspective d'un accomplissement eschatologique. De même, pour entrer dans le royaume de Dieu, il faut être comme un enfant. Et bien sur, la mention la plus connue de Dieu comme père se trouve dans la parabole du Fils prodigue (Luc 15.11-32). La référence à Dieu comme père est donc tournée vers l'avenir et non vers le passé, vers un accomplissement futur et non vers un retour nostalgique aux origines. Cette adresse est prophétique à cause de la référence au Royaume de Dieu.
Jésus introduit ses disciples et ceux qui croient en lui dans la singularité et l'intimité de son rapport à Dieu et les appelle à se considérer eux aussi comme des enfants de Dieu. C'est l'apôtre Paul qui développe le mieux cette notion d'adoption des croyants par Dieu. La clé de la notion de paternité est la relation d'élection, le croyant est élu par Dieu, il est choisi, et cette élection vaut adoption. Israël n'est fils que dans une parole de désignation, et cette parole, avec Jésus, s'élargit à tous ceux qui le suivent. La communauté croyante est le lieu où se découvre cette filiation, car c'est dans la communauté d'esprit de Dieu-père est désigné, et que la désignation de Dieu comme père est corrigée et symbolisée par d'autres désignations.
La notion d'adoption des croyants comme enfants de Dieu est essentielle, car elle implique une relation de reconnaissance mutuelle, qui donne un relief particulier au symbole de père : l'adoption avec sa dimension de reconnaissance mutuelle constitue désormais la vraie paternité et la vraie filiation. Un père doit reconnaître son enfant une fois qu'il est né, ce qui instaure une relation de liberté : le père peut ne pas reconnaître l'enfant, mais l'enfant peut aussi refuser de reconnaître son père comme tel. Le croyant, dans la posture de l'enfant, est envers son père symbolique dans un rapport de liberté qui ne peut s'instaurer envers un Dieu qui serait une mère symbolique.
En Jésus, Dieu se dépouille des attributs de la puissance patriarcale et révèle un visage nouveau de la paternité : il appelle chaque individu d'un appel personnel, les invite à une démarche intérieure et individuelle. Dieu prend le visage d'un père dont le plus grand désir est de voir ses enfant vivre près de lui dans la joie et non dans la crainte, devenir adultes même à son égard et prendre la charge de leur liberté et de leur destinée ; Dieu prendre le visage jusqu'ici inconnu d'un Père exposé : capable de patienter, de subir des outrages, de les pardonner, de souffrir de la part de ses enfants, de partager leurs souffrances. Jésus révèle Dieu en paroles et en sa personne comme quelqu'un de familier, de présent, à qui il parle et qui lui parle en relation de « Je » à « Tu ». Dans son attitude et ses paraboles, il montre un Père anxieux du destin de ses enfants, prêt à pardonner, qui aime les petits et les humbles.
R.P. Moingt le dit ainsi : « Dieu achevait de prendre sur la croix de Jésus un visage nouveau : celui d'un père qui partage l'abandon et la souffrance de son fils, père humilié par la révolte de ses enfants mais qui préfère se taire plutôt que de se venger à leurs dépens, qui abdique la puissance et renonce à s'imposer par force, un père qui reconnaît donc à ses enfants la liberté de lui obéir ou de ne pas lui obéir, il prend la figure d'un Père non-puissant.
La mort de Jésus (...) apprenait à ceux qui croient au Christ à passer de la religion des pères à une religion de fils, d'une attitude de mineurs à une attitude de personnes majeures », d'une religion basée sur l'appartenance social et la transmission de pères en fils à une religion de libre choix.
Ce changement de vision de la religion ébranle l'ordre social, car la religion assurait la stabilité des sociétés anciennes, sacralisant la figure du chef de famille et sanctionnant les offenses à son autorité. Le christianisme met en lumière une figure nouvelle, universelle, de la paternité divine, génératrice de liberté publique et d'unité entre les peuples. Ce nouvel ordre familial ouvre un espace à la liberté dans la relation père-fils.
2. évolution du statut du Dieu-père, interactions entre la théologie et l'anthropologie
a) visions du père et de Dieu comme père jusqu'au XIXème siècle
Nous avons vu l'évolution de la figure de Dieu comme père à travers la Bible. Penchons-nous maintenant sur le statut du père humain dans la société, et sur les interactions entre la vision du père humain et celle du Père céleste.
Dans l'empire romain, le père de famille est le pater familias : il est le chef de la maison, ayant l'autorité sur sa femme, ses enfants, ses esclaves. Pour reconnaître un enfant né sous son toit, le pater familias le soulève, c'est la coutume du « libre soulèvement », qui est un libre choix du père d'accepter ou non cet enfant. Si le père ne le soulève pas, l'enfant est exposé dans la rue (exposé aux éléments, et sans la compassion d'un passant, il mourra). Le père conserve toute sa vie le droit de vendre ou de tuer son enfant. La volonté du père de famille est toute-puissante, elle entraîne une réelle relation de subordination des enfants, et crée une relation familiale extrêmement hiérarchique.
Les pères de l'Eglise voient quant à eux le père dans sa dimension théologique : les conciles développent la notion de trinité, dans laquelle le Père est un père relationnel. Il est Père en lien avec son Fils et avec le Saint-Esprit. Mais cette vision théologique a également des conséquences pratiques, comme le dit RP Moingt : « le converti au christianisme qui cessait progressivement de se conformer soi à sa tradition juive soit à sa coutume païenne se voyait traité en déserteur, en apostat et en traître . Parce qu'il avait rompu la solidarité familiale et sociale ou nationale, il était à son tout exclu de son milieu d'origine [...] ainsi les enfants apprenaient douloureusement à se rendre libres à l'égard de leurs pères et à se faire eux-même leur place dan la société ». et il cite un écrivain chrétien de la fin du second siècle : « les chrétiens, par leur conversion et leur baptême, jouissent de la liberté suprême de choisir et de se donner leur propre père ayant appris du Christ à reconnaître la paternité divine comme un lien individuel et personnel de Dieu à l'homme et une relation de liberté de l'homme à Dieu, ils s'affranchissaient de la toute puissance despotique de la paternité humaine comprise selon le modèle patriarcal ». On voit donc un nouveau type de relation paternelle devenir possible.
Lorsque l'Eglise accède au pouvoir au IVème siècle, elle développe un cadre moral et juridique à la paternité, en établissant le mariage comme cadre de la filiation et en excluant de la descendance reconnue les enfants nés hors du foyer. Ce cadre supprime le droit de vie ou de mort et la coutume de l'exposition est abolie à la même époque.
Mais dès les Vème et VIème siècle, la vision sacrificielle de la croix est projetée sur la relation intra-trinitaire entre le Père et le Fils. Cet imaginaire sacrificiel va être au fur et à mesure répercuté dans les liens humains entre les pères et les enfants sous forme d'un lien sacré d'autorité et de soumission. Dieu devient alors un Dieu exigeant : la réponse juste à son amour est la soumission. En effet, le croyant est débiteur d'une dette originelle : Dieu envoie son fils prendre chair pour réparer l'offense qui lui est faite, purifier la nature humaine et nous libérer de la condamnation de notre désobéissance (chute). Son Fils est mort pour nous, nous sommes débiteurs de ce sacrifice expiatoire. Selon cette vision, Dieu est le père tout-puissant, dominateur et justicier, le Christ est dans la posture du fils voué à la mort par la volonté de son père et offert en victime pour apaiser son courroux. La relation père-fils n'est alors plus vue que sous un rapport de domination à soumission.
Ce nouveau visage du père céleste va se répercuter sur l'image du père humain et la relation parentale : Le père, le roi, le seigneur participent à la paternité et à l'autorité de Dieu, leur autorité est sacrée et n'a pas de limites. La révolte et le péché sont synonymes et la vertu suprême devient l'imitation de la soumission du Christ à son Père et c'est évidemment vis-à-vis du père terrestre que cette vertu a le plus d'occasions de s'exercer. La relation du père et des enfants se fige progressivement dans la ligne sacrificielle de la contrainte punitive et de l'obéissance victimale.
Avec l'avènement de la monarchie absolue, la notion d'autorité toute-puissante atteint sont paroxysme : le Roi est compris comme le père du peuple et la notion biblique de Règne de Dieu se confond avec l'idée de Dieu-Père. Dieu devient un père-roi. Et la Royauté de Dieu le fondement de l'ordre social hiérarchique qui doit rester stable. Le péché est alors compris de façon aiguë comme rébellion, offense à Dieu et à l'autorité.
Cette confusion entretenue entre le roi et le père trouve un nouveau tournant à la révolution française : le Roi étant père de la nation, quand on guillotine le roi, on fragilise le père. Cela est particulièrement marqué dans les débats à la convention (1793) : les dirigeants cherchent alors à confier les enfants à la république, par le biais de l'instruction publique ; car les enfants appartiennent à la république avant d'être à leurs parents. Les conservateurs battent en brèche cette vision neuve en affirmant que chaque famille est une école dont le père est le chef. Mais la fragilisation du père par l'attribution de ses différents rôles à d'autres institutions est en marche. Le code napoléonien sent bien cette fragilisation, qui s'efforce de renforcer le rôle du père dans la famille en légiférant sur son autorité.
La monarchie s'étant basée sur la divinité, la figure de Dieu comme père et roi se trouve également fortement combattue au XIXème siècle à la suite de la révolution, le développement de l'athéisme se nourrissant du rejet de cette figure de Dieu et aboutissant à l'opposition ouverte au moment du vote de la loi sur la laïcité (1905).
Les évolutions historique, sociétale et de mentalité ont amené le remplacement progressif du père par des institutions d'état pour de nombreuses fonctions : instruction, formation professionnelle, autorités, etc. En 1970, la puissance paternelle a été remplacée par « l'autorité parentale ». Et aujourd'hui, dans les couples séparés ou divorcés, seulement 20 % des pères ont la garde de leurs enfants (40 % des pères qui demandent la garde l'obtiennent, ce qui signifie que 50 % des pères ne la demandent pas).
L'Église majoritaire ( le catholicisme), ébranlée par la libéralisation des moeurs, a tenté de sauver les traditions familiales, mais ne concevait de réparation que dans l'ordre sacrificiel, dans la restauration du couple autorité-obéissance, qu'elle proposait inlassablement comme modèle aux relations maris-femmes, pères-enfants, gouvernements-citoyens.
b) visions du père et de Dieu comme père aux XIXème et XXème siècle, l'apport de la psychanalyse.
L'apparition de la psychanalyse au début du XXème siècle a été centrale pour comprendre certaines articulations et ouvrir de nouvelles pistes, en particulier avec la notion d'Oedipe chez Freud et celle de l'importance du père dans l'advenue au langage chez Lacan.
L'oedipe : Le père est une présence indispensable : il est le tiers qui s'insinue dans la relation fusionnelle entre l'enfant et la mère ; il permet au petit de grandir pour assumer ensuite son autonomie. Mais le petit projette sur lui son désir de toute-puissance et cherche symboliquement à prendre sa place. Ne le pouvant et culpabilisant d'y penser, il apprend à différer son désir.
L'importance du père dans l'advenue au langage : Pour Lacan, ce qui nous constitue en tant que sujet humain tient aux lois-mêmes du langage, et le père est celui par qui le langage advient dans sa valeur symbolique. Pour les théologiens disciples de Lacan, Le Dieu du Nouveau Testament est un Dieu à qui on peut dire « tu », un Dieu qui fait advenir au « je » d'une parole subjective. Dieu est donc Père du langage, qui lui donne sa parole : la Parole de Dieu et nous fait advenir à un « parler de Dieu ».
Et Dieu dans tout ça ? Des théologiens ont utilisé leurs concepts pour modifier la représentation de Dieu. Je me limiterai ici à celle que propose le philosophe Paul Ricoeur : pour Freud, la religion est une réactivation du fantasme de toute puissance dans l'oedipe. La toute-puissance paternelle est projetée en Dieu. Ricoeur montre que la figure de Dieu dans le christianisme peut dépasser le stade du fantasme pour aller jusqu'au symbole, en passant par la théologie de la mort de Dieu : La mort du fils peut nous fournir le dernier schème de la paternité dans la mesure où le fils est aussi le père. Selon Freud, Jésus en prenant sur lui la faute est devenu lui-même Dieu à côté du père et s'est ainsi mis à sa place. Selon Hegel, philosophe de la mort de Dieu, la croix est la mort de la transcendance séparée. Elle permet de perdre une idée du Divin comme tout-autre pour accéder à l'idée du divin comme esprit immanent à la communauté. La communauté a alors le sentiment douloureux que Dieu lui-même est mort, mais elle peut aussi développer une théologie de la faiblesse de Dieu, comme celle de Dietrich Bonhoeffer qui affirme : « Seul un Dieu faible peut porter secours ». La mort de Dieu-père-transcendant n'est plus alors un meurtre du père, mais le plus extrême dessaisissement de soi que vit Dieu à travers Jésus-Christ à la croix.
Le fait d'imaginer la mort du père, d'imaginer la mort de Dieu est aussi une contrepartie à la reconnaissance mutuelle du père et du fils. La toute puissance du désir est la source de la projection d'un père immortel, la rectification du désir passe par l'acceptation de la mortalité du père. Il y a quelque part une mort du père qui n'est plus un meurtre et qui appartient à la conversion du fantasme en symbole. Selon les morts de Ricoeur : « Cette mort de Dieu [-père] se situerait dans le prolongement de la mort non-criminelle du père, et achèverait l'évolution du symbole dans le sens d'une mort par miséricorde. Un mourir pour.. viendrait prendre la place d'un être tué par... », endossant le symbole biblique et judaïque du juste qui offre sa vie. « En devenant « mort pour autrui », la mort du juste achève la métamorphose de l'image paternelle dans le sens d'une figure de bonté et de miséricorde (Phi 2/6-11) ».
Nous voyons là que la théologie est en train de changer radicalement sa conception de la paternité de Dieu, la faisant passer d'un rapport de domination et d'une image de toute puissance qui nous rappelle un Oedipe en plein développement, à une symbolisation de la figure du père, devenant un père « eschatologique », un père qui meurt à son image de tout puissant pour mieux renaître dans une relation de réciprocité, dans la figure d'un père aimant et se donnant, d'un père qui ouvre une espérance. Cette révolution est d'ailleurs difficile et progressive. Mais la figure du père humain connaît pareille déstabilisation, en voyant se déliter ce qui faisait son socle depuis quelques siècles : les deux couples autorité-reconnaissance de l'autorité et obéissance-soumission.
c) aujourd'hui, un glissement vers une religion fusionnelle, ou religion-mère ?
Sur le plan religieux, il est une dernière évolution que je voudrais souligner, c'est le glissement d'une religiosité en rapport à un Dieu-Père, qu'il soit père sévère ou non, à une religiosité plus fusionnelle, plus indéterminée, plus floue, plus rassurante, et oserai-je dire, plus foetale. Cette religiosité est exprimée ainsi par Enzo Bianchi : « nous vivons un temps de « spiritualisme diffus » où l'on recherche davantage la fusion rassurante avec le divin, un accès à Dieu qui soit immédiat et sans contrainte, au détriment d'un cheminement patient et laborieux d'approche du Mystère. En un mot, on peine à reconnaître l'altérité de Dieu, qui est Autre précisément parce qu'il est Père et qu'il nous interdit de vouloir « tout, tout de suite ». Cette spiritualité sans objectivité – « à structure symbolique maternelle », a-t-on écrit – amène à vivre le rapport à Dieu de manière purement infantile et brouille en nous la conscience de notre propre identité. Car si Dieu n'est plus l'« Autre », mais une « énergie cosmique », un « océan de l'être » où tout reflue, on ne saura reconnaître en lui un interlocuteur à notre hauteur. Et si on ne lui dit plus « tu », on renonce par conséquent à se comprendre soi-même comme partenaire de Dieu, comme créature responsable dans le monde et devant le Seigneur. Oui, le Dieu des juifs et des chrétiens nous invite à une relation avec lui qui n'est jamais fusion, mais communion dynamique. Notre père se révèle sous le signe de la distinction, comme le père humain qui permet à l'enfant de « venir au monde » et d'assumer sa propre identité. »
3. du Dieu-père au croyant comme enfant de Dieu
a) travailler sur les conceptions de Dieu
Nous avons vu dans les deux premières parties de choses essentielles : tout d'abord, la représentation de Dieu comme Père n'est pas la figure principale de Dieu dans la Bible. Ensuite, la figure du Père tout-puissant, que l'on trouve formulée comme telle dans le symbole des Apôtres ne correspond pas tout à fait à ce que la Bible, et particulièrement de Nouveau Testament, nous dit de Dieu.
Il nous reste donc à travailler sur les conceptions de Dieu qui restent très prégnantes dans la société mais qui ne correspondent plus à la vision que les chrétiens, nourris de leur lecture de la Bible, ont de Dieu. La première conception sur laquelle travailler, c'est la christologie : Le Christ est le Fils de Dieu venu sur terre, mais la croix et la résurrection ne se lisent plus aujourd'hui à travers la théologie du sacrifice (Jésus qui mourrait pour calmer la colère de Dieu à l'égard des hommes), elles se lisent à travers une théologie du don de soi. Comme le dit Paul Ricoeur, le coeur de cette théologie, c'est la phrase de l'évangile de Jean où Jésus dit : « personne ne m'ôte la vie, je la donne »
La deuxième conception à travailler, c'est la vision du Dieu «tout-puissant ». On peut déjà remarquer le nombre de glissements linguistiques qui ont eu lieu entre les différentes traductions. En grec, « pantocrator » signifie « qui règne sur toute chose ». La traduction latine donne « omnipotens », qui signifie « qui peut tout » : Ce n'est déjà pas le même sens. En français, « tout puissant » désigne encore autre chose. On est passé d'une notion de règne, d'autorité à une notion de pouvoir tout...
RP Moingt exprime ainsi le glissement à opérer : « Nous avions cru que le père tout puissant exigeait le sacrifice de son fils pour châtier notre révolte et venger son honneur, et nous n'avions pas su percevoir la radicale nouveauté historique de cette révélation qui nous était offerte là. [...]
Dieu ne laisse pas son Fils aller seul à la mort ; s'identifiant à sa souffrance et à son projet libérateur, il se dépouille des armes de la toute puissance, se refusant à intervenir en ce combat par quelque manifestation de puissance, afin de permettre aux hommes de naître à la liberté suprême d'exister sans crainte "devant Dieu et avec Dieu" aussi bien que "sans Dieu" (selon les expressions de Dietrich Bonhoeffer en 1944, Résistance et Soumission, Genève 1973, p.365-368) ».
Telle est la nouveauté de l'événement de la croix. Ainsi, nous ne pouvons plus concevoir Dieu comme le père tout-puissant et souverain dominateur. Toujours selon les mots de Moingt : « Il est en vérité le Père non puissant ; non certes qu'il soit impuissant, mais en ce sens qu'il ne met pas sa puissance, comme le font les hommes, dans la violence du pouvoir mais dans la seule capacité de l'amour de se faire aimer, quand l'amour s'offre en toute gratuité, en plein respect de la liberté de l'autre, sans rien attendre de lui qu'une réponse semblable de liberté, de gratuité et d'amour. »
Nous avons vu que la société a rejeté la vision d'un Dieu tout-puissant dominateur (avec raison); les chrétiens sont passés d'une vision de Dieu tout-puissant à une vision d'un Dieu impuissant mais Père dans sa proximité dans la souffrance et dans le fait qu'il donne toujours sa Parole. Je pense avec Dominique Bourdin et Jean-Louis Souletie qu'il faudrait aller plus loin et ne pas en rester à un Dieu impuissant. Le théologien André Gounelle a développée une vision de la puissance de Dieu qui n'est pas le toute-puissant, mais le tout-pouvant : il peut tout mais ne peut rien sans nous. Cette piste me semble féconde.
La troisième chose à travailler, c'est notre propre rapport à Dieu et à sa figure de Père. Nous sommes toujours en train d'osciller entre une vision de père tout-puissant et une vision de Père qui se donne, et il s'agit d'en prendre conscience. Tout croyant se posant la question du sens se place dans une tension entre le fait de croire que tout est dans la main de Dieu et le fait de croire que Dieu ne peut pas vouloir certaines choses. Cette tension devient particulièrement aiguë face à la question du mal et à celle de la liberté.
Face au mal, la figure de Dieu père non-puissant apporte des éléments de réponse. Sur la question de la liberté, je crois qu'il est sain de penser la puissance de Dieu autrement que comme une projection d'un pouvoir humain (politique, militaire...). Dans la relation au Dieu-Père, la reconnaissance est centrale, et elle est liée à la liberté. Cette idée de reconnaissance réciproque dans la foi implique la liberté absolue pour l'homme de le pas reconnaître Dieu, donc de ne pas croire. La relation à Dieu, quand elle s'établit, est donc (ou devrait toujours être) une relation libre, de confiance et non de soumission.
Dieu est justement celui qui libère l'homme pour la responsabilité et la créativité. Il est celui qui, sans s'imposer jamais, rend l'homme libre de croire en lui ou de ne pas croire. Dieu n'inspire jamais l'angoisse ni la culpabilité. Il veut au contraire qu'en le reconnaissant comme Père, nous l'appelions intimement « abba », « père », pour arriver à connaître son coeur et vivre en relation avec lui »
Il me semble que la grande idée de ce soir, s'il fallait n'en garder qu'une, c'est que l'idée de paternité s'est découplée de l'idée de puissance (c'est une idée forte à la fois en théologie et pour concevoir la paternité humaine.
La dernière chose à travailler, c'est la correction de nos représentations de Dieu par la lecture de la Bible. Il faut accepter que la symbolique du père ne soit jamais sans ambiguïté. Nous donnons toujours du concept de Paternité de Dieu une interprétation culturelle, et guidée par l'expérience, qui peut fausser ou infléchir l'image qui nous en est donnée. Nous avons donc à travailler constamment sur les interprétations et le travail d'inculturation est toujours à faire (notre société change, son vocabulaire change, ce qui fait que des « déformations » du langage théologique utilisé autrefois deviennent aujourd'hui des « contre-sens » ou des « non-sens », etc). En effet, la figure du père divin n'est pas d'un autre registre que celle du père humain. Il s'agit d'en prendre conscience pour éviter les dérives, de toujours revenir aux textes bibliques comme référence ultime. Car les textes proposent une multitude de figures de Dieu, ils sont d'une grande diversité et donc nous donnent une grande liberté d'interprétation...et la responsabilité de nos interprétations. Replonger dans les textes permet aussi de découvrir leurs richesses insoupçonnées.
b) travailler sur l'identité du croyant
Si Dieu est Père, nous sommes ses enfants ; Frère John de Taizé développe ainsi la relation qui est proposée au croyant :
1. Une intimité unique avec Dieu. Une relation intime et profonde, une communion totale, une unité de vie.
2. Une marque de confiance, d'amour filial. Celui qui dit « Abba » à Dieu voit en lui quelqu'un qui est toujours là pour l'accompagner et le porter dans les situations difficiles.
3. Une identité de fils de Dieu : l'adoption filiale de tous les humains qui deviennent enfants de Dieu et héritiers de sa promesse. Jésus, par sa vie, mort et résurrection, nous fait entrer dans la même relation qu'il a avec Dieu. Quand on dit le Notre père, on ose occuper la place de Jésus, le Fils Bien-Aimé.
4. Cette relation n'est jamais fusionnelle et elle est collective, communautaire. La preuve en est le « Notre » de notre Père ; et l'expression « dans les cieux » réaffirme l'altérité de Dieu en exprimant qu'il n'est ni localisable, ni enfermable.
5. Jésus est le modèle de cette relation filiale, modèle qui complète et au besoin corrige notre expérience de l'amour et de la paternité. Notre propre expérience de la filiation n'est donc pas la seule image que nous ayons de la relation père-fils. C'est important si notre expérience nous donne une image négative du père. Le Rapport entre Jésus et son Père est concret, vivant. En recevant l'Esprit Saint, nous entrons dans cette communion de la Trinité.
Personnellement, je rajouterai ceci : Si nous reconnaissons Dieu comme père, nous devrions reconnaître les autres, croyants ou non, comme des frères, au nom de la commune filiation à Dieu , et cette fraternité devrait être sans restriction. Je rappellerai en passant que fraternité, en hébreu, a la même racine (rehem) que compassion.
c) écho anthropologique : quelques repères pour la paternité
Qu'est-ce qui, dans cette nouvelle vision de Dieu comme père qui s'offre, pourrait nous interpeller sur nos représentations, conscientes ou inconscientes, ou nos manières de vivre la paternité ?
- Je crois que l'idée de délier le concept de paternité de celui de puissance et désormais passé dans les esprits et dans les moeurs, à quelques exceptions près.
- Je dirais qu'il reste à distinguer pouvoir et autorité, le pouvoir étant le droit de commander qui s'impose de l'extérieur, l'autorité celui qui s'accorde de l'intérieur, se reconnaît dans une relation. Cette distinction met encore une fois en avant l'importance de la reconnaissance mutuelle.
- Je continuerai ce point en citant (encore !) Moingt : « Du nouveau visage de père non-puissant, les pères d'aujourd'hui peuvent apprendre qu'il ne suffit pas d'engendrer pour être père, qu'ils ont encore à le devenir ; après avoir engendré, il leur reste à faire naître leur enfant, ou plutôt à le laisser leur enfant naître à lui-même, à l'aider à naître à la liberté, à devenir sujet, et c'est ainsi qu'ils deviendront père par une libre relation à leur enfant, une relation d'adulte à personne devenant majeure, dans une communication réciproque [...] Après avoir donné la vie, il reste au père à perdre la sienne, c'est-à-dire à renoncer à la possession de ce qu'il a engendré, [...] pour se faire librement reconnaître et accepter de qui il désire être aimé ».
- La figure humaine du père est appelée à « se dépasser, à ne plus se fonder sur la puissance de la loi, à se concevoir et à s'exercer sur le modèle de la gratuité, en vue de promouvoir l'avènement de l'enfant à la liberté et à la croissance de sa personne. [...] L'amour est le premier et le dernier mot de la vie et de la vérité ».
En guise de conclusion, je lirai une citation de Jean Ansaldi, théologien protestant :
« Le Dieu qui vient nous rencontrer en Christ se donne donc à connaître sous la figure d’un Père qui entend situer chaque être humain en fils ou fille libre.
La paternité de Dieu n’est en rien paternaliste : elle annonce une parole qui libère et pose dans l’autonomie chacun de ses fils. Dieu n’est pas là pour imposer des règles morales rigides ; il n’entend pas faire expier les fautes dans un trajet humiliant et long. Il se tient sur le seuil de la maison, guettant la venue du fils, toujours prêt à faire la fête afin de célébrer son retour.
L’imagerie populaire fait parfois de Dieu un juge sévère qui, tôt ou tard, réglera les comptes en rendant à chacun selon ses oeuvres. La parabole de Jésus montre le contraire. De même, Jean nous dit que le Père ne juge personne mais qu’il a remis le jugement au Fils lequel, à son tour, abandonne cette puissance de juger à chaque être humain : par l’acte de croire au Fils ou de ne pas croire en lui, chaque homme décide de sa propre vie ou de sa propre mort. (cf. Jean 5, 22-24).
Ainsi, le Nouveau Testament démystifie les images que nous nous faisons de Dieu et nous le montre comme un Père attentif à ses fils, accueillant, toujours prêt à mettre les compteurs à zéro. »