David Le Breton (né le 26 octobre 1953) est professeur à l'Université de Strasbourg, membre de l'Institut universitaire de France et chercheur au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe. Anthropologue et sociologue français, il est spécialiste des représentations et des mises en jeu du corps humain qu'il a notamment étudiées en analysant les conduites à risque.
Derniers ouvrages :
UNE ANTHROPOLOGIE DU CORPS DANS LE MONDE CONTEMPORAIN
Se construire un corps
Jamais le corps n’est une page blanche, une innocence, il est nécessairement déjà marqué par un parcours personnel à travers une trame sociale et culturelle, parcours sur lequel l’acteur n’a cessé d’exercer sa réflexivité. Tout rapport au monde incarne et reproduit un schéma d’interprétation, de même que l’épaisseur du corps, ses émotions, ses perceptions… (Le Breton, 2012 ;2013). Décider de prendre son corps en main ne consiste jamais à l’arracher à la biologie ou à l’aveuglement, mais seulement à nouer une autre relation au lien social à travers une technique ou une réflexivité d’un autre ordre. Mais jamais l’individu ne cesse d’être le co-auteur de son corps avec le lien social, il en devient seulement un co-auteur très réflexif. Nos sociétés contemporaines brisent la métaphysique qui faisait du corps une incarnation radicale et stable, son enracinement identitaire pour le meilleur et pour le pire, anatomie faite destin et intangible. La personne se définissait par son identité à un corps, mais ce dernier est désormais à sa disposition pour qu’il s’invente des personnages à sa guise.
Nos sociétés connaissent un fort imaginaire de dénigrement du corps. Le corps est perçu comme insuffisant, imparfait, voire même méprisable ou surnuméraire, fossile d’une humanité promise à une disparition prochaine (Le Breton, 2013) sous l’égide notamment des sciences de l’information, dont on sait aujourd’hui la puissance (Lafontaine, 2004). L’impératif social de le transformer connait maintes déclinaisons, et maints ateliers au coin des rues (body building, régimes alimentaires, cosmétiques, prise de produits ayant des incidences sur la conformation physique ou psychologique, gymnastiques de toutes sortes, marques corporelles, chirurgie esthétique, transsexualisme, etc.) Dénigré tant qu’il n’a pas été modifié d’une façon ou d’une autre, le corps se mue ensuite une sorte de lieu de salut, le corps se substituant à l’âme dans une société sécularisée. Longtemps dans nos sociétés, on ne l’interrogeait guère car il demeurait pour le meilleur et pour le pire au cœur de l’existence. Aujourd’hui dans un contexte d’individualisation du sens et de marchandisation du monde, il n’est plus la souche identitaire inflexible d’une histoire personnelle, mais une forme à remettre inlassablement au goût du jour. Le corps est la matière première d’un sentiment d’identité toujours provisoire qui accroche ses signes par le façonnement de son apparence, de sa forme, de ses formes. Matière à transmuer, glaise à modeler pour établir une image de soi propice et ajustée aux ambiances sociales, le corps est toujours face à soi, en alter ego, terre à conquérir, frontière qui ne cesse jamais de se déplacer car l’individu est sans cesse poussé à changer son image par les nouvelles offres du marché. Le self-service des identités est toujours abondamment garni, immense vestiaire où la singularité implique de se diluer dans un ensemble plus vaste.
Le corps n’est plus associé à une donnée irrévocable. En changeant son corps l’individu souhaite changer son existence, c’est-à-dire remanier un sentiment d’identité lui-même devenu obsolescent. La flexibilité s’impose comme une donnée de fond du contemporain, qu’il s’agisse du travail ou du sentiment de soi. Le corps n’est plus l’incarnation irréductible de soi mais une construction personnelle, un objet transitoire, susceptible de maintes métamorphoses selon les expérimentations de l’individu. L’apparence alimente une industrie sans fin, sans cesse relancée par le marketing et les offres du marché ou par l’inventivité d’un acteur.
Le monde contemporain témoigne du déracinement des anciennes matrices de sens dans un contexte de mondialisation et de promotion de l’individu. Chacun érige de manière mouvante et délibérée ses propres frontières d’identité, la trame de sens qui oriente son chemin. Certes, la décision personnelle est bornée par les pesanteurs sociologiques, l’ambiance du temps, la condition sociale, l’histoire propre... L’autonomie de l’acteur parait être étendue, mais elle est pour l’essentiel une liberté de se mouvoir parmi les allées des hypermarchés pour choisir le produit qui participe du style dont il se sent le plus proche. Liberté formatée où il importe de se « personnaliser » en ayant la main heureuse dans ses choix, plutôt que de faire œuvre de son existence. La marchandise et la marque prennent le relais des anciennes adhésions collectives, mais elles aboutissent à d’autres normalisations, même si celles-ci se font sur mesure. A défaut de grands récits pour s’orienter dans l’existence, les marques ou les produits suggèrent finalement les petits récits pour exister malgré tout comme sujet. L’expérimentation prend la place des anciennes identités fondées sur l’habitus et l’identification. Le sentiment de soi est alors inlassablement travaillé par un acteur dont le corps est la matière première de l’affirmation propre selon l’ambiance du moment.
A défaut d’exercer un contrôle sur son existence dans un monde insaisissable, le corps est un objet à portée de main sur lequel nourrir enfin une souveraineté mise en difficulté partout ailleurs. Le désinvestissement des systèmes sociaux de sens amène à une centration accrue sur soi. Le repli sur le corps et l’apparence est un moyen de réduire l’incertitude en cherchant des limites symboliques au plus proche. Il ne reste plus que le corps auquel l’individu puisse croire et se rattacher [2]. La transformation de son statut accompagne le mouvement de marchandisation du monde. L’obsolescence de la marchandise est devenue aussi celle du corps. Le corps est aujourd’hui un alter ego, un autre soi-même disponible à toutes les modifications. Sans le supplément introduit par l’individu dans son style de vie ou ses actions délibérées de métamorphoses physiques, le corps serait une forme insuffisante à accueillir ses aspirations. Il faut y ajouter sa marque propre pour en prendre possession. Le corps devient la prothèse d’un moi éternellement en quête d’une incarnation provisoire pour assurer une trace significative de soi (Le Breton, 2012 ; 2013). Il est le lieu d’une sursignification de la présence au monde, mais dont les ingrédients ne cessent de se modifier selon les abondantes propositions du marché. Le corps est une sorte de brouillon à corriger par un travail adéquat, l’habitacle provisoire d’une identité qui refuse toute fixation et choisit une forme de nomadisme de sa présence au monde. Il est aussi un lieu d’expérimentation visant à transformer le rapport au monde, à multiplier les sensations et les stylisations possibles de soi. L’ampleur culturelle de ces nouvelles pratiques dit cette volonté de signer son corps, de se l’approprier pour devenir enfin soi. La déliaison sociale rend l’individu non seulement libre de ses attaches avec les autres, mais libres également de ses attaches identitaires, de ses assises corporelles ou de genre. Cette phase de l’individualisme aboutit à l’individualisation du sens, et au-delà, à l’individualisation du corps. Il importe alors d’avoir un corps à soi, un corps pour soi. Le rêve est d’inventer sa singularité personnelle. Le corps ne détermine plus l’identité, il est à son service.
L’individualisme démocratique pousse à son point culminant la volonté d’auto-filiation, d’autoengendrement, mais le fait de se penser le maître de soi se heurte à l’irréductibilité du corps comme héritage d’une histoire compromise avec les autres, à commencer par les géniteurs. Les technologies contemporaines donnent le sentiment d’un pouvoir d’action symbolique sur son corps et ses origines. Elles autorisent la révocation des anciennes généalogies perçues comme facultatives. L’individu refuse de voir son corps comme une racine identitaire ou un « destin », il entend le prendre en main pour lui donner une forme qui n’appartienne qu’à lui. Répondant à un entretien, la cinéaste Marina de Van écrit à ce propos : « Quand je me regarde dans une glace, il faut que je ressemble à ce que j’ai moi-même créé. Je ne supporte pas l’idée que mon unité physique soit une donnée que je n’ai pas façonnée moi-même ». Commentant une performance mémorable Orlan dit : « Il s’agissait d’utiliser la chirurgie pour la détourner de ses habitudes d’amélioration et de rajeunissement. Le changement le plus visible ce sont ces implants qui servent habituellement à rehausser les pommettes, que j’ai fait poser de chaque côté du front, ce qui fait deux bosses. J’avais travaillé avec la chirurgienne en posant la question : que peut-on faire qui n’a été ni fait ni demandé, et qui est réputé plutôt laid ou monstrueux ? Mon idée était de montrer que la beauté peut prendre des apparences qui ne sont pas réputées belles. Si on me décrit comme une femme qui a deux bosses sur les tempes, on peut considérer que je suis laide, et, en me voyant cela peut-être différent » (Le monde.fr, 2004).
Les artisans des modifications corporelles radicales, comme Lukas Zpira par exemple, sont des inventeurs de formes nouvelles d’incarnation, avant de se muer un jour en pionniers en matière de volonté de coupler l’humain et l’informatique. Lukas Zpira, à la fois professionnel des modifications corporelles et artiste, se revendique comme un hacker corporel, le pirate de formes organiques dont il refuse qu’elles limitent son rapport au monde. « Loin d’être une simple recherche narcissique, un cri d’adolescent en révolte contre sa famille, ou une quelconque tentative « pathétique et burlesque » d’automutilation, comme se plaisent à la décrire certains, comme pour mieux la réduire, l’affirmation de réappropriation du corps entreprise par quelques artistes actuels à travers la prise en main des possibilités de mutation, est, bien au delà, une action politique majeure ». Son corps est une œuvre sans cesse à remettre sur le métier. Il se définit comme « un puzzle que je monte et démonte ». Il a réalisé plusieurs suspensions radicales et confesse dans sa jeunesse une volonté d’abîmer son corps, de disparaître. « J’ai repris possession de moi, sans renier ma généalogie ». Avant il ne supportait pas « de se regarder dans un miroir ». Ce souci de se reconstruire en profondeur, de s’inventer, de rompre avec une histoire, n’est sans doute pas innocent, mais peu importe. « Ce que j’étais autrefois, c’est l’histoire d’un autre ». La démarche chez Lukas a réellement été initiatique, elle a suscité une nouvelle naissance. « Nous travaillons sur la mutation, non sur la mutilation » « Il a fallu que je mette de l’ordre, que je retaille ce costume que je trouvais un peu étroit ». « J’ai 10-15 implants transdermiques sur les bras et sur la tête, des implants en solicone sur les jambes et sur le sexe.. Je suis un peu tatoué sur le visage, davantage sur les bras, avec d’un côté un tatouage bio-mécanique qui représente mon fantasme de super-héros et de croisement de l’homme et de la machine, et de l’autre une sorte de motif tribal formé de codes que je me suis inventé. Je suis encore en construction. Mon identité biologique n’est qu’une pièce du puzzle. A la naissance le corps n’est pas parfait, nous devons apprendre de nombreuses choses, comme lire et écrire. Pourquoi ne pas apprendre à se construire physiquement et moralement ? Nous n’avons pas à être prisonniers de notre animalité, de notre instinct, de notre corps. Mon processus corporel est aussi une forme d’amélioration » (…) Aujourd’hui je suis très intéressé par les implants technologiques qui s’imposent déjà : les bâtonnets contraceptifs dans le bras, les pacemakers, les téléphones portables qu’on ne quitte plus (dossier Le monde.fr, 30 mars 2004)).
Le corps se transforme en accessoire, en « dé-corps » à modeler selon l’ambiance du moment, proposition susceptible d’être reprise, corpus pour soutenir des expérimentations. Le design n’est plus l’exclusivité des objets. Nombre de nos contemporains deviennent les designers de leur apparence et bricolent leur corps selon les circonstances. On le personnalise et on le customise à l’image d’autres objets du quotidien. Le corps se dissout comme vérité pour se muer en formule manipulable et transitoire. La version moderne du dualisme diffus de la vie quotidienne oppose l'homme à son propre corps et non plus, comme autrefois, l'âme ou l'esprit au corps. Le corps est une construction personnelle susceptible de maintes métamorphoses. S’il incarnait la personne, son identité intangible, il est aujourd’hui une proposition à affiner et à reprendre, un objet coupé de soi, mais tenant lieu de soi et particulièrement investi en ce sens (Le Breton, 2012 ; Pitts, 2003).
Le corps est un écran où projeter un sentiment d’identité toujours remaniable. Il n’est plus le lieu de l’authenticité, comme dans les années soixante-dix où l’on postulait volontiers que « le corps a toujours raison », il est maintenant le lieu toujours insuffisant d’un bricolage identitaire, d’une mise en scène provisoire de la présence. Il a le statut d’un brouillon. Il est à achever, à signer, à se « réapproprier » comme disent les jeunes générations, comme s’il était différent de soi ou indigne d’intérêt sans l’ajout d’une marque propre pour en prendre possession. La transformation du corps est d’abord une manipulation symbolique du sentiment de soi, elle traduit un jeu subtil entre le public et le privé. Dans la société du spectacle, il faut en imposer aux autres par son apparence, tirer son épingle du jeu, en mettre plein la vue. L’individu dispose des signes d’identité sur son corps à travers lesquels il interroge sa place dans le monde. La profondeur de la peau est hospitalière à toutes les significations. Pour le rendre conforme à l’image que l’on s’en fait, il importe de compléter par une initiative propre un corps insuffisant en lui-même à incarner un sentiment d’existence.
Pour nombre de contemporains l’identité se dissout dans la pure extériorité des signes affichés et du style de présence au monde dans la volonté de conjurer toute intériorité et de pouvoir contrôler qui l’on est. L’individu tend alors à se définir en fonction des informations qu’il donne à voir. Il est ce qu’il montre et remanie le sentiment de soi selon ses mises en scène. Le corps devient la prothèse d’un moi en quête d’une incarnation provisoire pour assurer une trace significative de soi. Pour prendre chair dans son existence on multiplie les signes corporels de manière visible. Il faut se mettre hors de soi pour devenir soi, puisque soit est désormais surtout un effet de regard, c'est-à-dire un dehors de soi. L’intériorité exige un effort d’extériorité. L’intimité s’efface devant l’extimité (Tisseron, 2001). Et simultanément, elle appelle la reconnaissance des autres. Mais sursignifier sa présence au monde est une tâche qui exige sans arrêt de remettre le corps sur le métier dans une course sans fin pour adhérer à soi, à une identité éphémère mais essentielle pour un moment de l’ambiance sociale (Le Breton, 2002). En atteste depuis ans les années quatre-vingt une culture des modifications corporelles débordant le tatouage pour investir les piercings, les implants, les brandings, burnings, cuttings, etc. L’ampleur culturelle des modifications corporelles dit cette volonté de s’« approprier » son corps pour devenir enfin soi. Certains revendiquent un motif singulier ou s’efforcent de le rendre « unique » (Le Breton, 2002 ; Pitts, 2003). La marque assure de soi à l’image de cette étudiante confessant que c’est seulement après son premier tatouage qu’elle s’est sentie enfin « complète ». Les modifications corporelles s’érigent en une forme de salut, elles permettent de devenir enfin « soi » après avoir changé son corps. « J’étais trop heureuse. C’était magnifique, difficilement explicable tellement ça m’a rendue heureuse. Je me sentais MOI. C’était mes choix, mes désirs. J’avais pris une décision par moi-même. Même si ça allait pas se passer super bien chez moi, je me sentais tellement bien, soulagée », dit une étudiante de 20 ans. L’impératif premier lancé à l’individu est devenir soi, c’est-à-dire finalement de savoir correctement choisir dans le magasin des accessoires un produit qui le révèle à lui-même. Comme si de toute éternité la rencontre était annoncée, mais soumise à sa sagacité dans le labyrinthe des propositions. On n’est plus soi par le polissage de ses relations aux autres et un cheminement personnel, mais en se nourrissant de soi et par le miracle de la trouvaille du bon produit.
Le supplément introduit par l’individu à la surface de sa peau rend une dignité à un corps insuffisant sinon à accueillir ses aspirations. Le signe cutané est une prise de marque avec un monde qui échappe en grande part. Il s’agit de remplacer des limites de sens qui se dérobent par une limite sur soi, une butée identitaire pour se reconnaître et se revendiquer comme soi. La modification corporelle (le terme est déjà révélateur) devient un badge identitaire. Nombre de nos contemporains trouvent leur identité grâce à elle.
Signature quand elle imprime une trace de subjectivité, la marque corporelle traduit une symbolique d’inclusion à soi. A l’inverse, la biffure cutanée est une tentative de se défaire de soi, une volonté de s’arracher une peau qui colle à la peau et enferme dans un intolérable sentiment d’identité. Le surinvestissement de l’apparence entraine en contrepoint la hausse considérable des attaques au corps, des scarifications notamment, chez les jeunes générations (Le Breton, 2003, 2007). Il s’agit de faire peau neuve, en se désengluant de la souffrance dans un geste douloureux qui est justement le prix à payer de la survie. Volonté cette fois de s’arracher une peau qui colle à la peau d’une identité insupportable ou souillée à cause par exemple d’inceste ou d’abus sexuels, ou d’un terrible sentiment d’insignifiance personnelle éprouvé par le jeune. Mais il y a là aussi un geste politique, celui d’une dissidence avec une tyrannie de l’apparence, particulièrement pour les femmes, mais aussi pour certains hommes, qui aboutit au refus de jouer le jeu. Geste sans doute inconscient, mais d’une grande puissance socio-logique.
Morphing du corps et du genre
Les anciens codes culturels du féminin et du masculin sont aujourd’hui remis en question. Pur nombre de contemporains les représentations et les valeurs affectant le corps visent à reproduire un code en insistant sur des différences, notamment masculin-féminin, afin de les naturaliser et légitimer les modalités du lien social. Aujourd’hui, l’individualisation du sens et la liquidité du sentiment de soi amènent à un bouleversement des anciens cadres de pensée à ce propos. Le genre est devenu une affaire privée, et non plus une question d’identité civile et sociale, une affaire de goût. Le queer est une tentative de dénaturalisation, et surtout de déculturation du genre. Féminité et masculinité deviennent l’objet d’une production permanente par un usage approprié des signes, d’une redéfinition de soi, conformément au design corporel ou éventuellement en rupture, ils dessinent un vaste champ d’expérimentation (Le Breton, 2012). Entre le sexe anatomique et le genre une subversion personnelle s’opère qui inscrit l’identité dans la seule performance de soi (Butler, 1990). C’est un dispositif symbolique, à la fois technique, visuel, stylistique, pour produire l’évidence d’être homme ou femme ou en subvertir les catégories. Et en effet, dans un contexte d’obsolescence de la forme du corps, il n’y a plus aucun autre repère possible, même si la performativité implique le jeu, c’est-à-dire la simulation.
Le genre est perçu comme une formation discursive, instable, continuellement en transformation. Il n’est plus posé en dualité mais comme une accumulation de possibilités dépendantes du discours que l’individu tient sur lui-même. La culture queer est une volonté de se démarquer des critères d’apparence régis par les normes sociales, volonté de dissidence à travers l’arbitraire personnel de la forme corporelle et des manières de se mettre en scène. Le terme queer, autrefois synonyme d’insulte et de mépris est aujourd’hui brandi comme une bannière identitaire. Chaque individu est le maître d’œuvre de sa sexuation, de l’apparence de sa présence au monde comme de sa sexualité. Le queer est une tentative de déculturation du genre. Ni le corps, ni le genre, ni l’orientation sexuelle ne sont des essences mais des constructions sociales certes, avant tout personnelles, et donc révocables. Ils sont le fait d’une décision propre et d’une pratique cosmétique adaptée. Si le genre est défini en toute indifférence des catégories biologiques, « homme et masculin pourraient tout aussi bien désigner un corps féminin qu’un corps masculin, et femme et féminin un corps masculin ou féminin » (Butler, 2006, 68).
Masculin et féminin n’incarnent plus une vérité ontologique, fondée sur une anatomie intangible, ni même une polarité nécessaire, là où la fabrique corporelle de soi ne cesse d’élargir son champ d’intervention possible. Féminin et masculin incarnent une différence parmi une multitude d’autres, proposition initiale à rectifier selon une volonté propre. L’assignation à un genre devient surtout une histoire que l’on se raconte et que l’on accrédite aux autres à travers une stylisation de son rapport au monde. Certains « trans » se revendiquent « gender queers » et refusent toute assignation en termes de masculin ou féminin (Preciado, 2008, 100). Ils entendent subvertir radicalement ces catégories devenues obsolètes à leurs yeux. D’autres revendiquent une position de Gender Outlaw. Pour K. Bornstein, il y a en effet les hommes, les femmes, elle ne se reconnait pas dans ces catégories, et les autres, inclassables, dans lesquels elle se compte (Bornstein, 1994). Des transgenres revendiquent un troisième genre, d’autres soutiennent une multiplicité des genres. Pat Califia se demande si finalement le genre est si important, et elle imagine un monde où il glisserait dans l’insignifiance ou deviendrait provisoire : « A quoi cela ressemblerait-il de vivre dans une société où on pourrait prendre des vacances de son genre ? Ou (encore plus important) du genre des autres ? Imaginez la création de Gender Free Zones » (Califia, 2003, 382).
Le genre n’est plus posé en dualité mais comme une accumulation de possibilités dépendantes du discours que l’individu tient sur lui-même. L’identité de genre comme l’identité personnelle est aujourd’hui malléable. Le corps n’est que l’habitacle provisoire d’une identité qui refuse toute fixation et choisit une forme de nomadisme de sa présence au monde. Il est l’outil pour se créer des personnages, une ressource et non le lieu où l’on est soi puisque soi désormais est multiple. Volonté de conjurer la séparation, de ne plus faire du sexe (du latin secare : couper) ni un corps ni un destin, mais de s’en affranchir pour s’inventer et se mettre soi-même au monde. « Dans la société aujourd’hui il y a des bisexuels, des transsexuels, des homosexuels, des asexuels et des intersexuels. Bientôt, il y aura des négasexuels, des solosexuels, des technosexuels, des postsexuels, des multisexuels, des VRsexuels ou même des sexuels à l’ancienne nostalgiques du XXe siècle (…) Nous aurons la possibilité d’avoir autant de genres qu’il y a de couleurs dans un arc en ciel ou autant de sexes qu’il y a de types de fleurs » déclare Natasha Vita More, une leader extropienne. Nomadisme du corps, nomadisme de l’identité, nomadisme de la sexualité.
Le corps du transgenre est un artefact technologique, une construction chirurgicale et hormonale, un façonnement plastique. Son sexe d’élection est le fait de sa décision propre et non d’un destin anatomique, il vit à travers une volonté délibérée de provocation ou de jeu. Le transsexuel supprime les aspects trop significatifs de son ancienne corporéité pour aborder les signes sans équivoque de sa nouvelle apparence. Il se façonne au quotidien un corps toujours inachevé, toujours à conquérir grâce aux hormones et aux cosmétiques, grâce aux vêtements et au style de la présence. Le transgenre est un voyageur de son propre corps dont il change à sa guise la forme et le genre, poussant à son terme le statut d’objet de circonstance d’un corps devenu modulable et assignable non plus au sujet mais au moment.
Ainsi de la démarche de Beatriz Preciado qui refuse l’anatomie comme destin et fabrique son corps comme un
lieu de désir. « Je ne prends pas la testostérone pour me transformer en homme, ni pour transexualiser mon corps, mais pour trahir ce que la société a voulu faire de moi, pour écrire, pour
baiser, pour ressentir une forme de plaisir post-pornographique, pour ajouter une prothèse moléculaire à mon identité low-tech, faite de gode, de
textes et d’images en mouvement… » (Preciado, 2008, 16). En assimilant chaque jour par une prise volontaire 50 mg de testostérone, une hormone
de masculinisation, B. Preciado entend expérimenter son corps en produisant des effets sur sa présence au monde, ses émotions, ses désirs. Elle souhaite accroitre sa potentia gaudi, sa puissance de jouissance. « La molécule fait de moi en un instant quelque chose de radicalement différent d’une biofemme. Même quand les
changements générés par la molécule sont socialement imperceptibles. Je suis l’autocobaye d’une expérimentation des effets de l’augmentation intentionnelle du taux de testostérone dans un corps
de biofemme (…) Je suis à la fois le terminal d’un des appareils de contrôle du pouvoir étatique et un point de fuite par lequel s’échappe la volonté de contrôle du système (…) je suis le résidu
d’une opération chimique et la matière première à partir de laquelle s’élabore une nouvelle espèce dans la ligne, toujours aléatoire, de l’évolution de la vie » (126-127). Pour B. Preciado,
l’usage de la testostérone relève d’une pure invention de soi, hors de toute volonté d’une assignation sexuelle fixée une fois pour toute.
Le corps se construit à partir d’une anatomie furtive, il devient un fait personnel. Certes, toute invention de soi est mesurée socialement par les propositions offertes sur le marché de la cosmétique en général, et des pressions sociales, et par la manière dont l’acteur essaie de tirer son épingle du jeu, mais il n’est pas seul dans son corps, une « foule » l’accompagne comme disait Artaud. Le corps n’est plus le support irréductible d’une identité substantielle, mais le prétexte d’une identité purement relationnelle. Tant l’identité que le corps sont aujourd’hui marqués du sceau de l’obsolescence. Dans ce contexte d’un corps en mosaïques qui n’est qu’un jeu de signes toujours en voie de reconfiguration, les seins, le pénis, le vagin, la forme du corps, la pilosité, la barbe, la voix, etc. deviennent potentiellement les ingrédients d’une production technologique du genre. Sans doute faudra-t-il bientôt en inventer d’autres. La permutabilité des fragments corporels se traduit même par le fait que pour la construction d’un pénis chez un trans, une opération courante consiste « à utiliser la peau et le muscle de l’avant-bras, et une veine de la jambe (…) Il y a un pénis dans chaque bras ; dans chaque jambe il y a une veine qui pourrait devenir érectile » (Preciado, 2008, 361). Les techniques de chirurgie esthétique, ou même réparatrice, utilisent de la graisse venue d’une partie du corps pour remodeler une autre partie comme un transfert de qualité. Une liposuccion du ventre ou des cuisses par exemple permet un refaçonnement des traits du visage ou des seins. Corps nomade dont les différentes composantes ne sont que provisoirement en place en attendant par ailleurs les prothèses qui en transforment encore la forme et la puissance.
La passion fétichiste des stéréotypes
Dans la mesure où l’individu devient le concepteur de son corps, il choisit parfois la fétichisation des stéréotypes associés aux deux sexes. Les normes corporelles ne disparaissent pas, elles se multiplient et se font d’autant plus incisives qu’elles paraissent moins impératives, laissant l’individu à leur appréciation en ne lui donnant que des indications. Le corps mince, sain, svelte, jeune, séduisant, lisse exerce une puissance d’attraction. A l’inverse de la tendance queer, le dualisme homme-femme est ici fortement sollicité. La femme cherche à être plus femme et l’homme plus homme en puisant dans les modèles traditionnels du féminin et du masculin (Le Breton, 2012). Le souci de soi se magnifie sous l’égide de la consommation générant une industrie du façonnement et de l’embellissement. En une dizaine d’années, la marchandisation du corps a pris un essor considérable, multipliant les produits, les salons de beauté, les offres diététiques, les propositions de chirurgie esthétique, etc. Plus que celui de l’homme, le corps de la femme est perçu comme obsolescent et happé par la multitude des propositions cosmétiques qui ne cessent de la harceler. Un modèle « mondialisé » s’impose sous l’égide surtout de l’industrie culturelle américaine (séries télévisées, chaînes câblées, productions hollywoodiennes, marketing, etc.) et se traduit par le débridage des yeux des femmes asiatiques, le blanchiment des femmes de couleur, le souci des mensurations des femmes sud-américaines, le souci de minceur, l’obsession du maintien de la jeunesse, etc. Bridget Jones, dit son épuisement et le fait qu’elle ait passé la journée entière à préparer son corps pour un rendez vous le soir : « C’est pire que pour un paysan –semis, arrosage, arrachage, récolte… On n’en finit jamais. Jambes à épiler, aisselles à raser, sourcils à épiler, pieds à poncer, peau à gommer et hydrater, points noirs à enlever, racines à décolorer, cils à teindre, ongles à limer, cellulite à masser, abdominaux à exercer. Un programme si rigoureusement exigeant qu’il suffit de se laisser aller quelques jours pour se retrouver en jachère » (Fielding, 1998, 39). Le corps de la femme est une guerre permanente afin de le tenir sous contrôle et qu’il ne s’éloigne pas des impératifs de beauté. Mais la force de cette injonction consiste à convertir l’effort en une jouissance permanente de surmonter les difficultés. Une forme tyrannique de la séduction et de la cosmétique corporelle s’impose à des millions de femmes qui poursuivent un idéal normatif en croyant suivre leur propre désir et accéder à une meilleure version de soi. Et la coïncidence avec le simulacre est en effet vécue sur le mode de l’épanouissement personnel.
Les concours de beauté de certains pays, en Amérique du sud ou aux Etats-Unis notamment, mettent en concurrence des femmes au corps entièrement ciselé par la chirurgie esthétique, sculptures vivantes intégralement retouchées. En 2005, Miss Chine avait les yeux débridés, les formes amincies par liposuccions, la peau lissée par le botox, le teint éclairci par les crèmes. Sur le continent américain les interventions de chirurgie esthétiques sont banalisées et des millions de femmes revendiquent un design régulier pour rester dans la course. Mais la banalisation de ce recours touche l’ensemble des pays occidentalisés. En septembre, il est courant de voir en titre des magazines féminins : « les opérations que vous ferez cet hiver pour être magnifique cet été sur la plage ». Suit une liste d’interventions dont la journaliste décrit l’innocuité et la pertinence en donnant le prix de la prestation et la durée de cicatrisation.
De même, l’homme est de plus en plus concerné à travers la levée des anciennes préventions faisant du corps masculin un détail au regard d’une séduction qui se situe ailleurs, dans ce qu’il fait, sa virilité, ses attitudes envers le monde, etc. Si la femme a un corps qui la définit pour le meilleur ou pour le pire, l’homme est plutôt son corps, et ce dernier ne soulève guère de problème. Jugé sur ses œuvres, l’homme est affranchi de ce souci, son vieillissement ne porte pas ombrage à son charme. Désormais pour les hommes des classes moyennes ou privilégiées, le souci de soi n’attente en rien à la virilité. Les clients masculin de la chirurgie esthétique en France sont évalués à 20% au regard de l’écrasante majorité des femmes. Ils viennent conjurer les traces du vieillissement et traiter les rides, les poches sous les yeux, les tâches de vieillesse ou la couperose. Les impératifs d’apparence touchent un nombre grandissant d’hommes soucieux d’une mise en scène mêlant le goût de l’esthétique corporelle à un cisèlement subtil de leur virilité. Accompagnant le développement considérable de la cosmétique masculine, les revues destinées aux hommes connaissent un large succès. Certains hommes ne craignent plus de franchir les portes des cabinets d’esthétique pour se prêter à des soins visant à améliorer leur apparence. Ils restent sur un registre soft et visent à améliorer leur image à travers épilation, soins capillaires, réimplants de cheveux, retouches à leur visage pour effacer les rides, régimes pour demeurer sveltes, passent de longs moments sous les UV et hantent les salles de fitness ou les piscines pour maintenir leur forme (entendue dans les deux sens du terme). Souci d’une silhouette effilée, dynamique, toujours jeune.
Certains hommes renchérissent sur des normes de virilités aujourd’hui en crise. Le body builder, le bâtisseur de corps construit ses limites physiques, il les affronte journellement par une ascèse fondée sur des exercices répétés. Dans un monde d’incertitude, il construit pied à pied une sorte d’abri pour rester maître de soi ou du moins produire la conviction d’être enfin soi. Il baigne dans le fantasme de l’auto-engendrement. Il endosse son corps comme une deuxième peau, un surcorps où il se sent enfin à l’aise. Sa force est inutile, mais seule importe une esthétique de la présence et le sentiment d’être conforme à une image intérieure.
Ouverture sur la pluralité des mondes sociaux
Le sujet postmoderne est fragmentaire, saisi dans le flux de la consommation et des signes qu’il laisse percevoir de lui, tout en extériorité, il est sans intériorité. Toute revendication d’une identité organique ou naturelle, immuable relève de l’anachronisme. Dans Eccentric subjects, sa préface du Manifeste Cyborg, T. de Laurentis propose de « reconceptualiser le sujet en tant qu’entité mouvante et multiple selon les axes variables de la différence ». La circulation incessante des informations dans un monde réduit à l’information alimente cette volonté de participer soi-même activement au flux des échanges et à refuser une identité stable et bien enracinée. A l’ère de l’information l’identité n’est qu’une somme provisoire d’informations à l’adresse des autres dans le souci de se sentir au mieux dans leur définition. Comme le corps, l’identité devient un travail, un permanent work in process. Comme le dit Orlan : « je ne désire pas une identité définie et définitive, je suis pour les identités nomades, multiples, mouvantes » (Orlan, 1996, 42). Comme elle le dit lors de ses conférences : « Je suis Orlan entre autre et dans la mesure du possible ». Et elle ajoute en souriant, « je ne dis plus « je suis » mais « je sommes » ». Le corps se mue en proposition à reprendre pour soutenir une identité remaniable, révocable que l’individu défini et redéfini selon sa volonté propre. Il devient un prêt à jeter à l’image des autres produits ambiants. Il devient un récit personnel toujours à reprendre et un programme ajusté, une matière première à retravailler ou à entretenir pour bien correspondre aux épisodes des différents personnages que l’individu souhaite incarner. Il s’agit de construire par la mise en scène de l’apparence et éventuellement de son for intérieur des opérations de visibilité qui attestent d’une définition provisoire de soi. L’identité narrative qui est devenue notre lot, et les jeux de transformations corporelles, déclinent désormais l’identité en un permanent commentaire sur soi.
Bibliographie :
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Le Breton D., L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2013.
Le Breton D., En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie, Paris, Métailié, 2007.
Le Breton D., Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, PUF, 2011.
Le Breton D., La peau et la trace. Sur les blessures de soi, Paris, Métailié, 2003.
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Tisseron S., L’intimité surexposée, Paris, Pluriel, 2001.
[1] Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, membre de l’Institut des Etudes Avancées de Strasbourg (USIAS)
[2] D’où, par ailleurs, la quête éperdue de « sensations » qui traverse maints acteurs, à commencer par les jeunes générations. Quand on est mal assuré dans son existence, quand les limites de sens peinent à s’établir, il y a toujours un détour par le corps pour se « sentir » exister, même en se faisant mal (Le Breton, 2011 et 2007).