Je vais aborder avec vous la question de la parole, avec ses complexités et ses paradoxes, et voir comment la parole est à la fois source de relations et aussi source de conflits, de tensions ou de difficultés. Dans l'approche de la parole, il y aura donc tout autant des plus que des moins, et l'on essaiera de traverser et les uns et les autres pour déboucher sur une perception de l'être humain qui est conditionnée fondamentalement par son langage, par un langage qui le montre tragique, mais le montre aussi dans sa beauté. Il me semble que ce qui est important d'aborder avec vous, c'est le fait de comprendre que ce que l'on interroge n'est pas évident, peut être complexe ou paradoxal, et pour autant déboucher sur quelque chose qui soit beau. Le tragique peut avoir une certaine beauté, et la condition humaine est fondamentalement tragique et débouche sur la beauté.
- Le premier point à aborder : la parole est un acte de parole, enraciné dans la chair.
- Le deuxième aspect que nous allons prendre, c'est la question du mensonge et de la vérité, l'un étant pour une part lié à l'autre.
- Ensuite, on abordera la question des secrets.
- Et à la fin, il nous faudra interroger ce que serait l'Autre du thème que l'on aborde, c'est-à-dire ce qui est différent de ce que l'on aborde, ce qui est éventuellement contraire, ce qui est autre que ce que l'on aborde. Je dis cela, car il me semble essentiel, en abordant des thèmes qui ont une valeur propre, intrinsèque, profonde, - on pourrait presque les sacraliser et donner à ces thèmes-là une toute puissance – il me semble essentiel, quelles que soient la beauté, la puissance et la grandeur du thème que l'on aborde (par exemple l'amour), que l'on puisse aborder l'Autre (de l'amour), le contraire, le différent du thème que l'on aborde. Donc, dans la question de la parole, je parlerai rapidement, d'une part du silence (le contraire de la parole), et d'autre part de l'impossible à dire. Ce sera à la fin, en terme de conclusion.

     Sur la question de la parole, vous dire quoi ? Que la parole, c'est une capacité et une condition. On peut penser que la parole humaine est une capacité de communiquer et que ce serait un instrument de communication, et qu'à ce titre-là, la parole serait comme un outil. Elle l'est, mais il s'agit là de sa dimension fonctionnelle quand on parle de sa capacité d'outil. Alors que la parole est aussi une condition, une condition de notre humanité. Cela veut dire que l'on n'est pas humain si on n’est pas dans la parole. Et je vous dis d'emblée que tout ce qui n'est pas parlé n'est pas du côté de notre humanité. Ce qui va valider la dimension humaine, personnelle, psychique, subjective (relative d'un sujet), c'est le fait de parler, d'énoncer des mots, de s'inscrire dans le langage. Tout ce qui est fait est dit et tout ce qui est dit est fait. L'un et l'autre sont liés, et pas distincts.
     La condition de notre humanité est que tous nos actes sont des actes "langagiers", ils sont inscrits dans une parole. Cela veut dire que quand on fait quelque chose, on l'a pensé avec des mots et que, même si ces mots ne s'adressent qu'à nous-mêmes, nos actes sont inscrits dans un défilé de signifiants, dans un défilé de mots, ils sont inscrits dans un langage. Et si nos actes ne sont pas dans un langage, s'ils ne sont pas 'langagiers", on peut penser qu'ils ne sont pas du côté de notre humanité. Ce seront des actes réflexes, des actes automatiques et non des actes humains. Ce qui va donc qualifier un être humain, notre façon d'être quand je vous parle, c'est un acte. Quand vous m'écoutez, c'est un acte aussi, même si vous ne faites pas autre chose que d'écouter. Certains écrivent, c'est aussi un acte. L'acte n'est pas obligatoirement un faire débordant, c'est une attitude qui atteste de nous-même. Tout acte est inscrit dans un langage. Cela me semble très important pour valider la question de la parole. Tout ce que vous faites doit être dit, doit être dit à vous-même, dans une parole intérieure. Si quelqu'un n'a pas la parole parce qu'il est muet, il est quand même dans le symbole. Par contre, lorsqu'il n'a pas la parole parce qu'il est malade (délirant, psychotique ou autiste), là il est dans un déficit d'humanité grave. Déficit d'humanité devant lequel on doit suppléer en le reconnaissant comme un être humain qui ne peut pas exprimer tout ce qu'il est, et devant qui nous devons, en relation d'aide et de solidarité, valider ce que lui ne peut pas valider, à savoir une parole qu'il ne peut pas proférer. Rien n'est fait qui ne soit dit, y compris à nos propres yeux.
      La parole est un acte blessé qui est inscrit dans le manque : ça veut dire que la racine de notre langage, c'est l'expérience. C'est l'expérience relationnelle, une expérience corporelle, l'expérience première et primaire entre l'enfant et sa "maternante" : l'enfant n'a pas toujours une mère, mais il peut y avoir une personne qui supplée à l'absence maternelle. Ce qui va être l'expérience de l'enfant, c'est l'expérience avec une mère ou une maternante. Ce qui va être le terreau d'un langage, c'est le fait qu'il éprouve des expériences corporelles. Ces expériences corporelles sont principalement des expériences douloureuses, pénibles, des expériences de sa finitude, de son manque, de ses impossibles. Ce qui va être le terreau du langage, c'est la douleur, c'est la peine qu'il retire de ces expériences. Cela veut dire que ce qui va augurer, inaugurer, impulser des paroles, c'est au fond tous ces moments où l'enfant ressent quelque chose comme une blessure et comme une perte. Tout le temps où il est dans une béatitude, il n'a pas besoin de parler. Tout le temps où il est dans un contentement, il est dans une sorte de satisfaction où il n'a pas besoin de mots ; il est dans quelque chose qui est fermé sur lui-même. Et ce qui va être le moteur de l'entrée dans le langage, c'est le fait qu'il a mal et, comme le dit le canadien Michel Lemay : "il a mal a sa mère". Il a mal à la présence de sa mère qui n'est pas si présente que ça. A partir de cette douleur, il va prononcer un cri qui deviendra une parole. Cela me semble important de faire ce chemin du cri à la parole. Le premier cri n'est pas d'abord un cri de jubilation, c'est un cri de détresse. C'est un cri au moment où quelqu'un lui fait défaut, quelqu'un s'absente, quelqu'un qu'il perd. Il faut insister sur le fait que la parole nait d'une expérience corporelle douloureuse. Complétons en disant que ce qui va être les lieux de douleur du corps, ce sont les orifices. Cela fait penser à la sexualité (les psys seraient obsédés par la sexualité, dit-on). Ce qui va être dans le corps le lieu des émotions, de la douleur la plus vive, c'est l'orifice. Le premier orifice, c'est la bouche : l'enfant ressent  l'absence, le manque, la perte de nourriture, à partir de la bouche. Ensuite, c'est le derrière ; ensuite c'est l'orifice génital. Chaque fois, cette sensibilité de chacun des orifices (il y a aussi les oreilles et les yeux) va marquer, de façon vive et sexuée, la douleur. Elle va marquer, de façon forte et érotique, la peine de la séparation. Ceci pour bien mettre en évidence que la parole procède d'une expérience qui n'est pas que bienheureuse. C'est aussi une expérience douloureuse qui s'inscrit dans le corps, en tant qu'il a  des orifices servant à la communication entre l'extérieur et l'intérieur. Ces orifices sont des lieux de communication, des lieux de passage entre l'extérieur et l'intérieur dans les deux sens : je te donne et je reçois. C'est ça qu'on appellera le manque. Cette douleur, cette peine, produisent chez l'enfant un manque.
     La parole est donc inscrite de façon générale dans le manque. Parce que c'est à partir du moment où l'on perçoit l'autre comme écarté de nous-même, comme loin de nous-même, comme différent de nous-même, que l'on pourra avoir envie de chercher des ponts pour le rejoindre. Et la parole est un pont. La parole est, comme le dit Didier Anzieu, "une peau de mots". C'est un pont de mots entre l'autre et nous. Si c'est un pont entre l'autre et nous, c'est parce qu'il y a entre l'autre et nous du manque. J’aime à dire que dire "Je t'aime" à quelqu'un, c'est le reconnaitre radicalement étranger à soi-même. Dire "Je t'aime" à quelqu'un, c'est le reconnaitre dans une altérité, dans une différence, dans un éloignement même, que l'on va essayer de compenser, à quoi on va essayer de suppléer par une parole qui se veut aimante. Parler à quelqu'un, c'est l'éloigner, c'est le reconnaitre comme étranger, comme différent. Quelqu'un qui vous colle, qui est tout près de vous, vous ne lui parlez pas. Quelqu'un avec qui vous êtes en fusion comme le nourrisson avec sa mère, ça se passe de mots. Par contre, avec quelqu'un qui est différent, on a soif, du fait de ce vide entre l'autre et soi, de le rejoindre. Il me semble important de percevoir combien la parole est articulée au manque. C'est le manque qui va susciter cette énergie à aller rejoindre l’autre. Rassurez-vous, vous n'y arriverez jamais. Vous pourrez lui parler bien, lui parler mal, lui parler avec des jolis mots ou avec des mots maladroits, vous n'y arriverez pas. L'autre est chaque fois dans sa radicale étrangèreté et vous êtes dans un radical éloignement. La preuve en est que lorsque quelqu'un que vous aimez souffre, vous ne pouvez rien pour lui ou pas grand chose : un peu de compassion, lui dire que vous êtes là, et lui reste avec sa peine. Si votre conjoint a perdu son travail, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, c'est quand même lui qui a cette peine-là. Si votre enfant a raté son diplôme, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, vous ne pouvez pas le rejoindre là où il a mal. Essayez de dire tout ce que vous voulez, ça ne marchera pas. Si quelqu'un a perdu un être cher, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, vous ne le rejoindrez pas. Cette parole, et c'est un paradoxe, qui est la seule possibilité que l'on a pour rejoindre l'autre, n'atteint pas son but. Ce que l'on met en mouvement est, si ce n'est stérile, du moins voué à l'échec. Or, nous n'avons que cette possibilité à notre disposition, de lui parler. Rien n'est fait qui ne soit dit, rien n'est dit qui ne soit fait. Nous n'avons que cette possibilité-là, et elle est vouée à l'échec. C'est tragique, et en même temps, ça peut être beau. Parce que cela veut dire qu'au fond, à quelque chose de douloureux, pénible, compliqué, difficile, on va œuvrer pour tenter, si ce n'est de le résoudre, du moins d'y pallier, et tenter d'apporter notre contribution à ce problème posé devant vous, en sachant qu'on n'y arrivera jamais. C'est la formule : "L'important n'est pas le but, mais le chemin". L'important, c'est de parler, même si on ne rejoint jamais complètement l'autre. Donc, la parole est inscrite dans le manque. Si l'on parle d'acte de parole, c'est parce qu'au fond, parler, c'est faire. Parler, c'est attester de soi-même. Barbara Cassin, cette philosophe et linguiste qui vient d'entrer à l'Académie Française, a repris dans son introduction les mots de Desmond Tutu qui présidait la Commission Vérité et Réconciliation après l'apartheid (et Desmond Tutu dit cela à un moment où il s'agissait de traverser un épisode long et pénible qui a vu souffrir et mourir beaucoup de gens) : "C'est un lieu commun de traiter le langage comme mots et non comme acte. La commission n'est pas de cet avis : le langage, discours et rhétorique, fait des choses, construit la réalité".
     Bien sûr, quand je dit que le langage est un acte (on parlera d'acte-parole), la première chose à laquelle on pense, c'est le pardon."Je te pardonne" : c'est un véritable faire, c'est un véritable engagement, c'est un véritable remuement ; ça bouscule tout, toute la réalité de celui qui pardonne et de celui qui est pardonné. Il en est de même, et il ne faut pas l'oublier, du "Je te demande pardon". Le "Je te demande pardon" bouscule la réalité de celui qui parle. "Je te demande pardon" : je suis en train d'entrer dans un agir, dans un faire qui est radicalement différent. Or, ça ne passe que par "Je te demande pardon" et "Je te pardonne". Autre chose : la parole "dire-c'est-faire", c'est le "oui" du mariage. A partir du moment où vous avez lâché un oui que deux personnes ont entendu, si vous voulez divorcer, il faudra payer : ça va vous coûter cher, comme si ce petit mot qui vous a presque échappé était en train d'enclencher un faire que, pour défaire, vous allez payer cher et pour longtemps. C'est un acte de parole. C'est pareil pour le témoignage en justice. Vous témoignez de quelque chose en ayant juré : on ne peut pas dire "c'est que des paroles, c'est que des mots". Quelqu'un peut aller en prison à partir d'un témoignage. Ceci pour bien mettre en évidence que la parole est un acte. Je vous le redis encore : "Rien n'est fait qui ne soit dit, rien n'est dit qui ne soit fait". Parler, c'est quand même important, essentiel.
     Je vous avais dit que la parole comporte des plus et des moins. On a un peu l'impression que l'être humain est acteur de cette parole, il la produit, il est celui qui l'énonce. Mais ce qu'il y a d'étrange, c'est que la parole est fondamentalement une parole reçue : nous sommes devant notre parole, notre langage, dans une démarche active, mais nous sommes aussi dans une démarche passive. On la reçoit comme une sorte de peau, comme ce qui nous constitue. C'est-à-dire que le langage nous préexiste. Je vous signale que le langage que vous parlez, aussi beau soit-il, ce n'est pas vous qui l'avez inventé. Vous avez reçu une langue, qu'ensuite vous habitez, qu'ensuite vous proférez. Nous sommes devant la parole dans une position de réception, dans une position de passivité ; du coup, dans une position d'humilité, puisqu'on n'est pas créateur de son langage. Nous sommes simplement les habitants, les gestionnaires, les interprètes de notre parole. En fait, ce que l'on dit, on ne l'invente pas, on n’en est pas le créateur. Ce que l'on dit, on ne fait que l'interpréter, un peu comme l'acteur d'une pièce de théâtre qui interprète une pièce qu'il n'a pas écrite. Qui applaudit-on généralement ? Ce n'est pas l'auteur, c'est l'acteur. Dire que nous sommes les acteurs de notre parole, les interprètes d'un langage reçu, ce n'est pas nous déprécier. Il y a quand même une certaine noblesse, malgré le fait d'une certaine passivité. Mais je veux mettre en évidence ce paradoxe de ce langage : on croit trop souvent (peut-être moi aussi) que nous sommes les créateurs de ce que l'on vit, les initiateurs de ce que l'on fait, les propriétaires de ce que l'on vit. Eh bien, on ne l'est pas. On s'inscrit dans un courant, dans une culture, dans une façon de parler qui est quelque chose de reçu. Si vous regardez un texte dans sa prose initiale, de l'Antiquité ou d'une certaine époque, vous savez le dater. Si donc, dans 2000 ans, on nous entendait parler, on pourrait dater notre façon de parler selon notre expression orale. Cela veut dire que nous ne sommes pas si originaux que cela. L'être humain est plus dans un conformisme que dans une originalité. On est plus dans un mimétisme, dirait René Girard, avec les autres, que dans une originalité singulière, aussi singulier peut-on être. La preuve en est : lorsque vous cherchez un prénom, en étant persuadé de trouver le prénom original, le jour où vous l'avez trouvé, il y a plein de gens qui vous disent : "Ah, tiens, je connais quelqu'un qui s'appelle comme le prénom original que vous aviez, pensez-vous, presque créé. Cela veut dire que nous sommes les produits d'une culture et que la parole, aussi singulière soit-elle, est une parole reçue. C'est un peu ce que dit le psychanalyste Pierre Legendre qui met bien en évidence combien l'individu se reçoit du social, s'inscrit dans un langage qui lui préexiste.
      Nous avons abordé le langage dans sa matrice, dans sa source corporelle à partir du manque, dans son expression en tant que c'est un acte où le sujet s'énonce comme tel, et que cette parole est une parole reçue. Revenons au sujet quand il parle : qui parle quand je dis "je" ? Ceci pour dire combien, dans nos paroles, nous sommes toujours déroutés. Pour l'instant, je déconstruis un peu et sans doute êtes-vous un peu désespérés... Que dire si, dès qu'on parle, on ressemble à tout le monde, et si ce que l'on dit, c'est ce que les autres disent aussi, parce qu'on le reçoit et que l'on n'est pas acteur... Nous verrons par la suite si l'on peut trouver un peu plus de joie et d'espérance. Continuons sur la désespérance. Quand je parle, qui parle ? Rimbaud dit : "Je est un autre". Autrement dit, quand le "je" parle, il n'est pas tout à fait au cœur de son acte de parole, il est un peu à côté. Lacan dit aussi  que, lorsque le sujet parle, "le sujet de l'énonciation n'est pas vraiment le sujet de l'énoncé". "Je vous dis quelque chose" : ça, c'est une annonciation. Je suis en train de vous parler des montagnes qui sont belles et de combien la parole est un acte humain : ça, c’est une énonciation. Quand je dis : "Je suis en train de vous parler", cela signifie que j'essaie de traduire qui c'est qui parle : "je", moi en l'occurrence, et vous dire combien ce que je vous traduis est important pour moi. Le "je" de l'énonciation, le "je" qu'on entend dans la phrase, n'est pas obligatoirement le "je" de l'énoncé, n'est pas obligatoirement celui qui, profondément, parle. Il y a un écart entre ce que l'on dit et celui qui parle. C'est désespérant. Lorsque Descartes dit :"Je pense, donc je suis" (approche philosophique), Lacan va dire (approche psychanalytique) : "Là où je pense, je ne suis pas, et là où je suis, je ne pense pas". Il veut mettre en évidence qu'au fond "je" est un autre et que, aussi convaincu soit-on de ce que l'on dit quand on le dit, il est important, qu'à la réflexion, on ait un petit écart avec ce que l'on dit, pour ne pas être prisonnier de notre parole. C'est pourquoi il est important que l'on ne soit jamais convaincu quand on dit quelque chose, que l'on ait tout le temps, lorsqu'on dit quelque chose, un écart entre ce que l'on dit et celui qui le dit. Donc "je" est un autre :"Là où je pense, je ne suis pas (du côté de l'annonciation), et là où je suis, je ne pense pas (du côté du Sujet)". Cet écart-là, pour bien mettre en évidence la désespérance de cette parole qu'on reçoit,  qui toute humanisante soit-elle, comme une condition d'humanité, nous trahit de toute façon. Et ce n'est pas fini, parce qu'en plus, cette parole est faite d'inconscient qui parle à notre place. L'inconscient, c'est ce qui se dit qu'on ne veut pas dire, ou ce qui ne se dit pas qu'on voudrait dire. Autrement dit, c'est ce qui est plus fort que nous. Quand Saint Paul dit, parlant du péché : "Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas", il est en train de parler de l'inconscient. Cela montre bien qu'il y a, chez nous les êtres humains, quelque chose de plus fort que nous qui nous trahit. Et pour le psychanalyste, ce qui nous trahit, c'est de l'inconscient. Autrement dit, il y a des choses que je dis que je ne veux pas dire, et il y a des choses que je ne dis pas et que je voudrais dire. Mais pas tellement sur le mode "je me retiens", mais sur le mode " je ne peux pas le dire". C'est plus fort que moi, pour n'importe quelle raison. Il est important de repérer que cette pression inconsciente s'inscrit là encore dans le langage.
Je vous ai dit combien tout acte est inscrit dans un langage. Eh bien, là, c'est pareil : la pression inconsciente va se manifester dans la parole, ou comme une parole. Par exemple, dans le rêve. Ce qui est important dans le rêve n'est pas le rêve lui-même, mais le récit du rêve. Si vous ne vous racontez pas votre rêve à vous-même, ou si vous ne le racontez pas à quelqu'un, ce n'est pas un rêve. Ça ne fonctionne pas, vous allez l'oublier. C'est parce que vous allez le réciter, l'inscrire dans un langage, qu'il va prendre sa forme de rêve : c'est en le racontant, en lui donnant sa validité à travers les mots qui le racontent. C'est essentiel de mettre des mots sur les choses. A travers le récit du rêve, vous pourrez essayer de le comprendre. La parole, c'est ce qui va traduire l'inconscient. C'est aussi les lapsus, c'est aussi les oublis : là, c'est ce que je ne dis pas que je voudrais dire. Ce qui vous retient, c'est une pression inconsciente. Tous les oublis n'impliquent pas que vous deveniez Alzheimer, même si vous avez pris de l'âge. C'est que, parfois, il est peut-être mieux de ne pas se rappeler, soit pour que l'autre supplée à vous, soit pour que cela ne crée pas trop de problèmes, soit parce que, simplement, vous n'avez pas envie de le dire, mais sans vous l'avouer ; ce que je ne dis pas que je voudrais dire : les oublis ; ce que je dis et que je ne voudrais pas dire : les lapsus. C'est pareil pour les actes manqués : quand vous partez pour votre bureau en chaussons, ou lorsque vous prenez la route des vacances au lieu de celle du bureau, ou lorsqu'au lieu de rentrer chez vous, vous allez chez votre amant ou chez votre maitresse. Ces choses-là n'ont de sens que lorsqu'elles sont parlées à soi-même. Elles vont prendre leur sens à partir du moment où ça s'inscrit dans une parole dite à autrui ou à vous-même.
Une dernière chose sur la parole : toute parole, et c'est plus espérant, est une parole adressée. Toute parole a une direction. Souvent, les artistes pensent que, lorsqu'ils créent quelque chose, ils ne le créent pas pour un public. Ce n'est pas possible. Même votre journal intime, même votre peinture si vous ne peignez qu'à la maison, et même votre poème ou votre livre si vous écrivez, ont une direction. Cette direction a trois polarités : soi-même, un autre, les autres. C'est-à-dire que votre parole peut s'adresser à vous-même, et c'est la méditation. Votre parole peut s'adresser à un autre, et c'est un discours de haine, ou un discours d'amour, ou une prière. C'est adressé à quelqu'un, même si c'est intérieur. Votre parole peut s'adresser aux autres, une communauté, une société, et c'est le militantisme. Les gilets jaunes ne s'adressaient pas à un autre en particulier (même s'ils parlaient beaucoup de Macron), ils s'adressaient à une collectivité, à une société. Il y a donc trois directions et toute parole a toujours une direction, cette direction pouvant être soi-même. Je crois qu'il est important, lorsqu'on parle à quelqu'un, de pouvoir se parler à soi-même. Quand il faut remuer la langue sept fois dans sa bouche avant de parler, ça ne veut pas dire qu'il faut se taire, ça veut dire que la première direction d'une parole, c'est soi-même. C'est le réfléchi, dans le sens de reflet, au sens de "pense à ce que tu dis". La première direction c'est soi-même, la deuxième c'est l'autre, la troisième c'est les autres, l'environnement, la société.
Toute parole a une direction. C'est à ce titre-là qu'elle va conquérir sa beauté. Parce qu'au fond, qu'est-ce qui va donner une direction à notre parole ? C'est le désir de parler, le désir de rencontrer l'autre, le désir de vivre. Ce désir est inscrit dans le manque : on ne désire que ce que l’on n’a pas ; si on a une voiture, on ne la désire pas. Si l'on en a une, on en désire une autre. Si l'on a un diplôme, on veut un autre diplôme... On désire toujours quelque chose que l’on n’a pas. Le désir existe à partir du manque. Je veux mettre en évidence que si la parole est articulée dans le manque, elle va être le conducteur de notre désir. Elle va être articulée au désir humain, lequel est lui aussi appuyé sur le manque. Une parole adressée, c'est cette remontée plutôt espérante, en mettant en évidence qui est peut-être trop rapide - avec tout ce que je vous ai dit d'une parole blessée, d'une parole de chair inscrite dans le manque – le fait qu'il nous reste, envers et contre tout, la possibilité d'adresser, de se tourner vers un autre pour lui exprimer, lui dire notre désir. Le désir n'est pas obligatoirement sexuel. Ce peut être un désir d'amitié, de rencontre, un désir d'échange intellectuel, mais c'est chaque fois une adresse à l'autre.

 

     Deuxième point. Mensonge et vérité. Qu'est-ce que le mensonge ? On peut penser que c'est l'opposé de la vérité. On peut aussi penser légitimement que c'est tout à fait contestable au niveau moral. Pour Lacan, le mensonge est une capacité de solitude et une capacité d'intelligence. Je vous ai dit tout à l'heure que la parole était une condition de vie humaine. Le mensonge n'est pas une condition. Nous ne sommes pas ligotés au mensonge pour être humain. Par contre, c'est une capacité, c'est une aptitude intelligente, c'est une aptitude solitaire, qui se réfère à nos propres limites. Quand je suis en train de mentir, je suis en train de faire le tour de mon territoire dans lequel je vais inscrire le mensonge comme ma capacité de répondre à ce qui se passe. A ce moment-là, je vais feindre, je vais tromper, je vais mentir. Lacan nous dit que les animaux mentent, trompent : par exemple, ils sont capables d'effacer leurs traces pour qu'on ne les retrouve pas. C'est une sorte de mensonge. Ce qui va être la caractéristique de l'être humain, ce n'est pas tant le fait de feindre, que de feindre de feindre. C'est-à-dire que l'autre ne sait pas si l'on ment. Il y a presque une sorte de machiavélisme, de démarche tortueuse, qui fait que notre interlocuteur ne va pas s'y retrouver. Et feindre de feindre, c'est encore plus intelligent. Vis à vis de l'enfance, cela me semble essentiel de permettre aux enfants de mentir. Cela me semble essentiel de laisser les enfants mentir, mais cela me semble essentiel de ne pas être dupe de ce mensonge. On peut lui dire : "Tu me dis ça, mais je ne te crois pas". Point. Ce qu’on entend surtout, c'est :"Dis-moi la vérité", c'est-à-dire :"Fais-moi un aveu" ; c'est :"Avoues". Cet aveu est là une intrusion, une intrusion dans son territoire qu'il est en train de protéger avec le mensonge, avec le fait de feindre de feindre. C'est une intrusion, une pénétration, une effraction ; c'est aussi une humiliation. Quand on force l'enfant à avouer ce que nous croyons être la vérité, on est en train de l'humilier et on rentre dans un rapport de force où l'on se considère comme plus puissant et où on le considère comme moins puissant. Il me semble essentiel de ne pas forcer l'enfant à avouer : cette attitude qui est la première, parce que l'on pense que cela va restaurer l'enfant. Dans quoi ? Dans une détresse, dans une humiliation, dans une perte de confiance en soi. Et cela va vous restaurer dans une pseudo-puissance. On se sent fort quand lui, il est dans sa détresse et nous, dans notre domination. Lacan met en évidence combien le mensonge est un passage presqu'obligé chez l'enfant pour conquérir sa solitude, sa propre capacité d’existence, et en particulier sa capacité d'intelligence. Mais ne soyons pas dupes de la chose.
     La vérité n'existe pas, Ce qui existe, c'est une vérité pour soi. La vérité est une affaire de relation, et l'exactitude est une affaire d'observation. La vérité concerne le sujet dans son rapport à l'objet. Donc la vérité, c'est vrai pour moi. L'exactitude, c'est l'exactitude relative à l'objet que j'observe, devant lequel je suis extérieur à ce que j'observe. L'exactitude pourrait être du côté des sciences dures. L'exactitude concerne l'objet, c'est-à-dire quelque chose qui est étranger à nous (de nombreuses choses sont démontrables et qui sont exactes), alors qu'il n'y a de vrai que notre propre vérité.
La vérité définie par le docteur de l'Eglise Saint Thomas d'Aquin, reprenant la définition d'Aristote, est une adéquation entre le réel et sa représentation. Elle est donc bien une manière de relation. La vérité est une manière de relation, parce qu'elle met en jeu le réel et sa représentation. Cette représentation du réel est ce que l'on se représente ; ce n'est pas une image extérieure à nous où l'on aurait la chose et la représentation de la chose, le tout étant extérieur à nous. C'est la chose et la représentation que l'on se fait de la chose qui fait que, s'il y a une cohérence, une adéquation, un ajustement entre la chose et sa représentation, on est du côté de la vérité. Mais cette vérité, on y est pris dedans. Donc, et ce n'est pas un scoop, à aucun moment nous n'avons à ériger la vérité comme une réalité extérieure à nous, à notre langage, à notre représentation, qui serait objectivable et devant laquelle on pourrait s'éloigner en considérant que ce qui est objectivé l'est pour tous. Ce n'est pas vrai. La preuve en est : c'est que si vous êtes, à deux, témoins d'un accident, vous ne verrez pas la même chose. Quand vous témoignez, malgré tout ce que je vous ai dit sur la parole, ce que vous témoignez, c'est ce que vous avez vu, et ce n'est jamais une réalité objective. Lorsque j'écris une attestation à propos d'un divorce, une maltraitance ou autre, j'écris : "Selon moi..., il m'apparait que..." et, après, je dis des choses engageantes : "Je n'ai jamais entendu parler de violence..." ou au contraire : "J'ai entendu parler de violence...". Donc je mets en évidence des choses à partir de ma perception. Cela me semble important de percevoir la vérité comme une adéquation entre la chose (ce qui se passe, un accident, la maltraitance, l'amour que l'on porte à quelqu'un...) et nous-même devant cette chose-là. C'est cet ajustement, cette adéquation, cette cohérence, qui font que l’on s'approche de la vérité. Lorsqu'il s'agit de la Foi, on est, comme l'a dit Saint Thomas, dans une vérité comme une relation, et non pas comme une objectivation. Il ne faut jamais trop croire ce qu'on dit. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas le dire. Il faut avoir cet écart avec sa conviction, pour ne pas être shooté soit à sa religion, soit aux convictions que l'on a. Il y a des gens qui sont shootés à ce qu'ils disent. Vous n'avez qu'une envie, c'est de vous enfuir, de vous éloigner. Vous sentez qu'ils sont l'otage de ce à quoi ils croient. Par contre, quelqu'un qui n'est pas prosélyte, qui est capable de croire à quelque chose tout en respectant quelqu'un qui ne croit pas, déjà, là, il met un écart. Au contraire, si quelqu'un qui croit en quelque chose, dès qu'il voit quelqu'un qui ne croit pas, va le noyauter pour le ramener à sa propre conviction, il n'y a pas d'écart et,  du coup, il est l'otage de sa conviction. Derrière ça, je ne suis pas en train de faire l'éloge du relativisme, je fais l'éloge de cet écart, du manque, de l'incomplétude de tout être humain, y compris dans sa foi chrétienne.
     Lacan dit : "La vérité, c'est un mi-dire", une moitié de dire. La vérité ne peut jamais être dite complètement. C'est un mi-dire. Il continue en disant que la vérité est un lieu par où l'on passe, et où on ne peut pas s'arrêter. La vérité est un lieu de passage, mais ce n'est pas un lieu où l'on s'arrête.  Même quand vous avez une vérité en laquelle vous croyez, ça me semble important que vous perceviez qu'au fond vous ne pourrez jamais complètement la saisir. La vérité est un peu comme la manne dans le désert : si vous voulez vous l'approprier, elle va se perdre, se corrompre. Par contre, si vous acceptez de la prendre quand elle vient, et de laisser partir quand le temps se pose de pouvoir la laisser partir, alors peut-être cela restera-t-il comme un mi-dire sur lequel vous pourrez vous appuyer de temps en temps. La vérité est un point d'appui que l'on ne peut jamais complètement posséder. Donc, si vous avez des certitudes, dépêchez-vous d'aller vous faire soigner. Si la certitude, c'est que vous avez du pain sur la table, on peut y tenir car il s'agit plus d'une exactitude que d'une relation entre vous et le pain. Si c'est quelque chose qui vous engage en tant que Sujet du côté d'une certitude, prudence...
Toutes ces choses que je vous dis d'une façon peut-être un peu brutale, c'est pour faire l'éloge d'une certaine modestie, d'une certaine humilité, et d'une certaine intelligence de soi qui fait qu'on n’est jamais complet, jamais parfait et toujours dans un écart avec ce que l'on est et avec ce que l'on croit. C'est terrible !

        Troisième point. Le secret.

Le secret, c'est ce que l'on ne dit pas. C'est généralement quelque chose qui est pénible, douloureux, et qui apparait comme indicible. Généralement, c'est un évènement familial, quelque chose que l'on croit ne pas devoir dire pour préserver les autres membres de la famille par exemple. Je pense surtout aux secrets relationnels. Il existe d'autres secrets comme, par exemple, les secrets militaires (secret de la bombe atomique). Un secret relationnel concerne quelqu'un, a vraiment une adresse. Je ne suis pas sûr que, quand le président de la République possède le chiffrage pour déclencher la bombe atomique, ce soit un secret... peut-être... Mon propos est de parler de la relation. Au fond, ce qui ne peut pas se dire va se transmettre. Et ce qui va se transmettre va se transmettre sous forme de répétition d'un insu, ce qui n'est pas su : la répétition d'un silence, de ce qui est forclos, de ce qui est fermé, comme si cela n'avait pas existé. Hors, même si c'est forclos, comme une momie dans un tombeau, ça se délite et produit des choses, au moins des champignons. Ce qui est forclos, que l'on étouffe, est en train de se développer de façon inconsciente, et peut se transmettre sous la forme d'une répétition. Ce qu'on ne dit pas se répète.  Répéter, c'est reproduire à l'exactitude. Renouveler ou retrouver, c'est recommencer, à un moment différent. Il y a des choses qui sont des répétitions, et des choses qui sont des recommencements. Il y a des choses qui sont des répétitions, et des choses qui sont des retrouvailles. Dans le cas d'un secret, il ne s'agit jamais de retrouvailles, c'est des répétitions. Qu'est-ce qui se répète ? Ce silence, la situation pénible, quelque chose que l'on ne veut pas dire et,  parce qu'on ne veut pas le dire, ça fonctionne comme quelque chose d'effectif, de pressant, de prégnant, de vif, même si c'est inconscient. Pourquoi cela va-t-il être donné comme une répétition ? C'est qu'au fond, dans le secret, il n'y a pas d'écart, c’est comme une certitude, on est collé à la chose. On est collé au silence. Alors que, si on avait mis un écart, à savoir "ton grand-père était un collaborateur..., tu es le fruit d'un inceste..., ton père a trompé ta mère...", des choses désagréables et que l'on ne veut pas dire, mais qui sont présentes et pressantes............   Le silence autour de ça, va se transmettre.
        Anne Ancelin-Schützenberger dit, dans "Aïe, mes aïeux", comment un épisode secret dans une génération précédente peut se reproduire presque à l'identique dans les générations ultérieures. Comme si, inconsciemment, ce autour de quoi on tournait sans jamais le dire laissait une empreinte dans l'inconscient des descendants, qui fait qu'ils allaient répéter cette situation autour de quoi on tournait, même s'ils ne savaient pas de quoi il s'agissait. Elle raconte comment le père de Rimbaud a été abandonné à 6 ans par son propre père, et que Rimbaud a été abandonné à 6 ans par son propre père. Autrement dit, il y a eu répétition, sans que cela ait été dit. De façon paradoxale, le secret se transmet sous la forme de répétition, et ce qui va être la possibilité de ne pas se répéter, c'est de dire. Parce que l'imaginaire est plus important que la réalité. Pour avoir été régulateur de personnes qui aidaient les gens nés sous X ou qui avaient des dossiers à la DDASS, je puis dire qu'il est pratiquement systématique que quand quelqu'un ouvre son dossier pour découvrir son histoire, il dit : "Ah, ce n'est que ça, j'avais imaginé pire...", alors qu'il apprend qu'il est le fruit d'un inceste avec le grand-père, que sa mère l'a abandonné pour des choses horribles. "Ah, ce n'est que ça, je pensais que c'était pire". Je veux dire par là que ne pas dire prête aux débordements de l'imaginaire. Et l'imaginaire est ce qui nous trahit. Imaginaire, c'est image ; récit, c'est parole. L'image (comme les écrans), ça nous scotche. L'image s'impose, c'est du spatial, c'est du donné sans mouvement, elle nous captive. La parole se déroule, elle s'inscrit dans un temps, dans une chronologie. Elle prend "le temps" de se dérouler et,  par là-même, pour celui qui parle de prendre le temps de parler et pour celui qui écoute de prendre le temps d'écouter. Il y a une discursivité, une chronologie, quelque chose qui se succède, qui fait que la parole est quelque chose de vivant. Alors que l'image est plus du côté de la mort, parce que l'image captive. L'imaginaire est du côté du narcissisme. La pointe majeure d'une image morbide, c'est l'image de Narcisse dans le miroir ou dans l'étang, et c'est une image dans laquelle il se noie. L'imaginaire est souvent ce qui nous trahit lors des angoisses nocturnes. Quand on se lève le matin, on réussit à mettre ça en récit, et généralement, ça baisse un peu, ça se calme. Ce qui va amener à la guérison d'un secret, c'est de pouvoir le dire, aussi dramatique soit-il. Je reconnais que c'est vertigineux, car il y a plein de choses que l'on n’arrive pas à dire. Pour autant, c'est à faire. C'est libératoire.
     Peut-être y-a-t-il des choses que l'on ne peut pas dire. Je mets quelques nuances. A ce moment-là, il faut dire : " Ça, je ne peux pas te le dire. Tu es un enfant, tu es trop petit, je te le dirai peut-être quand tu seras grand, peut-être que je n'arriverai pas à te le dire". C'est déjà une parole que de dire qu'on ne peut pas dire. A ce moment-là, l'autre, quel qu'il soit, comprend qu'il y a une zone délimitée à laquelle il ne peut accéder, mais au moins il sait qu'il y a une zone délimitée. Un peu comme dans une montagne où il y a un précipice délimité par un poteau, "attention, danger !". Si vous ne pouvez pas le dire, il est important de dire : "Je ne peux pas le dire, c'est trop dur pour moi d'en parler".
Comprenez que le secret  va se répéter parce que ce n'est pas dit. Donc la question de la parole est essentielle.

 

Quatrième point. Le silence et l'impossible. C'est le dernier aspect : l'Autre de la parole.
- Le silence. Je veux mettre en évidence le silence dans la relation. Je ne parle pas du silence devant la nature, du silence dans la musique...
Le silence dans la relation est toxique, il est morbide, il est dangereux, il est l'expression de notre malaise devant notre humanité. Le silence dans la relation n'est pas opportun, il est destructeur de relation. Parce que le silence n'a pas de référence. Autant on peut interpréter une parole parce qu'elle est inscrite dans des symboles partageables (il y a des codes communs entre vous et moi qui vous permettent de recevoir ce que je vous dis), autant un silence peut être interprété de multiples façons : "Il est mal à l'aise..., il ne sait pas quoi dire..., c'est un véritable yogi..., un véritable gourou..., il a trop bu..., ouah, cette capacité de rester en silence devant l'auditoire...". Vous pouvez l'interpréter dans tous les sens, il n'y a aucun code. Rester en silence devant quelqu'un que l'on rencontre, c'est rabaisser, si ce n'est détruire, sa propre humanité et la sienne.
     Dans le cadre de la fin de vie, tenir la main de quelqu'un qui est en train de mourir avec des yeux de vache énamourée, ça ne sert à rien. Ça me semble essentiel d'adresser une parole, même s'il ne répond rien, sur le mode : "Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? De quoi avez-vous besoin ? J'ai pensé à vous... Je vais partir... Je reviendrai demain...". Des paroles sobres, mais qui s'adressent à quelqu'un parce qu'elles auront fait le passage par vous-même. Le silence baisse, diminue, réduit l'humanité de l'homme. Attention ! David Le Breton, dans son livre, fait la différence entre le silence et le "se taire". Le silence est une absence de symbole, une absence de code. Le "se taire" est un "se taire" entre deux paroles. Le "se taire" est un soupir entre deux paroles, même si le soupir dure 20 minutes et les deux paroles durent 30 secondes chacune. Il n'empêche que ce qui est essentiel, c'est ce que vous aurez dit, et non la demi-heure de silence. Même si, entre ce que vous aurez dit,  il y a un "se taire" qui prolonge ce que vous avez dit et qui précède ce que vous allez dire. Il est donc important de faire la différence entre un silence  et un "se taire", car un "se taire" est une démarche articulée dans une parole, mais cette parole a besoin d'une respiration, de répit. Vous avez le droit de vous taire, vous n'avez pas le droit de faire silence. Généralement, quand vous faites silence, vous êtes encombré de pensées. Le silence intérieur n'existe pas. ll existe une parole qui va essayer de se dépouiller, de se réduire à ce que l'on veut dire qui soit essentiel, à ce qui se dit de nous qui soit nous, et nous permette, entre deux paroles, de se taire pour écouter quelqu'un d'autre. Ce quelqu'un d'autre peut être notre interlocuteur, Dieu dans la prière, des valeurs auxquelles on croit qui vont nourrir notre "se taire". Je ne crois pas au silence, et je pense que ce qui va être la ligne de fond de notre vie, c'est les paroles qui nous font, les paroles qui nous habitent, les paroles qui nous constituent et, dans ces paroles, existent des respirations qui peuvent être un "se taire". "Se taire" sera une des dispositions, l'autre disposition étant de s'adresser à quelqu'un, en le prenant en compte pour ce qu'il est. "Se taire" pour l'écouter dans ce qu'il va me dire. Dans le dialogue, c'est ça le plus difficile : dire et écouter.


        - L'impossible. Petite parenthèse : on doit figurer la catégorie de l'impossible comme quelque chose qui structure notre être-au-monde. C'est-à-dire que l'impossible doit être une butée, un point de limite dans notre façon de penser et aussi de dire. Il y a des choses qui ne sont pas possibles. Si on croit que tout est possible, on est bête ou malade mental. Il nous arrive de dire "tout est possible", surtout avec la technologie existante. Il me semble essentiel que l'on ait, dans notre perception du monde, une limite qui fait qu'il y a des choses qui sont impossibles. Par exemple, le fait de devenir immortel. Cela est essentiel pour avoir une intelligence de vie. Si l'on croit que tout est possible, on perd les références et les points d'appui de ce qui fait notre compréhension du monde. Donc, l'impossible est une butée, une limite, quelque chose qui nous permet, en tant que ça nous arrête, de continuer à réfléchir. Si l'on croit que tout est possible, ça devient tentaculaire et l'on se perd dans les multiples que l'on croit possibles. Il y a peut-être un impossible à la parole ; il y a peut-être un moment où des choses ne doivent pas, ne peuvent pas se dire, par respect pour l'autre, par délicatesse, ou parce que ce n'est pas le moment. Il existe peut-être des moments où l'on doit ne pas dire, parce que l'autre ne le supporterait pas, parce qu'on veut le respecter, parce que c'est une délicatesse. Mais il y a aussi peut-être des choses impossibles à dire parce que c'est merveilleux et qu'on est dépassé par ce que l'on dit et que la merveille, ou l'horreur, sont impossibles à dire. En matière d'horreur, pour les victimes d'attentat terroriste, c'est tellement absurde et horrible pour eux, qu'ils n'ont pas de mots. Ce qui peut alors être thérapeutique, c'est de tisser une peau de mots sur ce qu'ils ont vécu, qu'ils ne peuvent pas dire. Alors que, théoriquement, ils devraient, pour guérir, en dire quelque chose, tricoter, faire un pont entre l'attentat et eux-mêmes. C'est parfois impossible devant, soit l'émerveillement, soit l'effroi et l'horreur. Au moins pour l'effroi, ce qui peut être thérapeutique, c'est le fait qu'on va lui parler de ce qu'il ne veut pas dire.

   En conclusion, la parole est une capacité et une condition ; la parole est traversée par notre expérience du manque, moteur d'une parole, d'une direction vers l'autre. Ce moteur doit quand même nous laisser modestes devant le fait que, même si l'on est interprète de notre parole, pour autant nous n'en sommes que les acteurs, que les interprètes, sans en être l'auteur. Cette parole nous préexiste et nous survivra. A ce titre-là, il est important de pouvoir déconstruire cet évènement-parole qui fait notre humanité pour pouvoir, à partir de ce que j'appellerai un peu : tragique, trouver au sein de ce tragique, quelque chose de beau. Ce qui va être beau dans la parole, c'est la parole que l'on pourra adresser à cet autre en soi-même, à l'autre ou au monde.