CONTRE LE COMMUNAUTARISME, OSER L’UNIVERSALISME
(Tarbes, 4 avril 2022)
Ce texte est issu pour l'essentiel du livre Oser l'universalisme. Contre le communautarisme de Nathalie Heinich (éd. Le bord de l'eau, 2021).
« Tous les hommes naissent libres et égaux en droit », proclamait en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui a aujourd’hui en France
valeur constitutionnelle. « En droit », donc, et pas « en fait », puisque nous savons tous que toutes sortes d’inégalités existent dès la naissance – mais le droit est
justement là pour infléchir et corriger la réalité, en interdisant que des droits différents soient alloués aux citoyens, c’est-à-dire, concrètement, des privilèges pour certains et des handicaps
pour d’autres. Et « Tous » les hommes (c’est-à-dire, bien sûr, tous les humains), et non pas une certaine catégorie d’entre eux – par exemple ceux qui seraient d’une certaine religion,
d’une certaine race, d’une certaine classe sociale, d’un certain sexe, etc. C’est là que prend sa source l’universalisme.
L’universalisme, donc, est une valeur qui concerne l’allocation des droits civiques : elle consiste à affirmer l’universalité des droits dont doivent
bénéficier tous les citoyens, quelles que soient leurs appartenances. Ce qui signifie le refus d’asseoir des droits spécifiques sur des différences de sexe, de religion, de couleur de peau,
etc. : seule doit être prise en compte l’appartenance de principe à une commune citoyenneté, voire à une commune humanité s’agissant des droits de l’homme. C’est dire que sous le
régime de l’universalisme républicain, qui est celui de la France depuis la Révolution, les citoyens n’ont de comptes à rendre qu’au collectif général et abstrait de la nation – la communauté des
citoyens – de même que celle-ci ne connaît que des individus, et leurs représentants élus, et non pas des représentants de communautés.
Or c’est peu dire que la conception universaliste de la citoyenneté ne fait pas l’unanimité : elle est même l’objet de critiques récurrentes
de la part des tenants du communautarisme.
Ce que les tenants du communautarisme reprochent à l’universalisme :
Une première critique faite à l’universalisme est son manque de réalité : il ne serait que « formel », limité à
la question des droits mais incapable de conférer concrètement une véritable égalité. Socialement, les discriminations ne seraient en rien empêchées par ce refus de donner un statut politique aux
races, aux sexes, aux religions, etc., et seraient même favorisées par l’« aveuglement » à ces différences et aux inégalités de traitement qu’elles motivent. Historiquement, l’exemple
de la colonisation montrerait que cet universalisme s’arrêterait de fait aux frontières, en ne s’appliquant pas aux peuples colonisés, victimes de discriminations
« systémiques ».
Mais cette critique repose sur une incompréhension du statut de l’universalisme : il ne relève pas d’un fait que l’on pourrait décrire, mais
d’une valeur à faire advenir. Or ce n’est pas parce qu’une valeur n’est pas entièrement réalisée, ou n’est pas appliquée dans certaines circonstances, qu’elle n’est pas une valeur ou qu’elle est
récusable en tant que visée. Une valeur – telle celle de l’universalité des droits dont bénéficie tout citoyen, quelles que soient ses appartenances – ne peut donc être invalidée par le
constat de son non-accomplissement : au contraire, ce défaut d’accomplissement tend à rendre d’autant plus nécessaire l’affirmation de ce qui doit être, en l’occurrence l’égalité des droits
civiques et l’abstention de toute discrimination. Cette critique est donc un sophisme, une faute de raisonnement, reposant sur la confusion entre le niveau descriptif des faits et le
niveau normatif des valeurs : je propose de la nommer sophisme de l’irréalisme.
Une deuxième critique consiste à affirmer que l’universalisme ne serait qu’un point de vue occidentalo-centré, la tentative
d’imposer au monde une vision propre à l’Occident. À cela, une réponse s’impose : oui, c’est vrai – et alors ? Une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour être
considérée comme une visée méritant d’être universalisée – et d’ailleurs, si elle était déjà universelle elle n’aurait pas besoin d’être défendue. En outre, toutes sortes de biens peuvent être
nés dans une culture particulière mais considérés néanmoins comme des biens à portée universelle : ainsi l’agriculture, l’écriture ou l’algèbre sont apparues au Proche-Orient, ce qui ne remet
nullement en cause leur universalité. Enfin, le fait qu’une valeur soit davantage réalisée dans une culture particulière ne rend pas moins désirable son accomplissement : est-ce un hasard si
tant d’habitants de pays non occidentaux rêvent d’une société républicaine et universaliste ? C’est pourquoi, loin d’être un obstacle à l’émancipation, l’universalisme est régulièrement
invoqué par les mouvements de libération, au nom de la justice – cette valeur fortement universalisée.
Mais encore une fois cette critique – appelons-là sophisme de l’ethnocentrisme – repose sur une méconnaissance du fait que les valeurs, tel
l’universalisme, sont des représentations de ce qui doit être et non des descriptions de ce qui est. Et qu’elles ne peuvent donc être disqualifiées ni par leur inachèvement, ni par leur inégal
partage.
Une troisième critique, liée à la précédente, accuse l’universalisme de n’être qu’un communautarisme des « dominants », déguisé sous le
masque d’une revendication de commune appartenance à l’humanité qu’ils détourneraient à leur seul profit. Mais en relativisant ainsi la notion d’universalité, ces critiques ne font qu’appliquer
leur propre grille de lecture – la grille communautariste – à une conception du monde politique qui, à l’opposé, tente de s’abstraire des affiliations assignées par la naissance (un sexe, une
origine ethnique, une origine sociale) au profit d’assignations choisies par le sujet et dont il devrait être libre de s’affranchir s’il le souhaite. Or, là encore, le fait qu’une valeur soit
portée prioritairement par un groupe, dominant ou non (c’est le niveau descriptif : ce qui est), n’enlève rien à sa capacité à être adoptée par d’autres (c’est le niveau normatif : ce
qui doit être). Cette réduction de l’universalisme à une définition antinomique de ce qu’il est (une valeur, donc, et non pas une réalité ni la simple défense d’un intérêt) relève, là encore, du
sophisme : appelons-le sophisme de la domination.
Une quatrième critique enfin reproche à l’universalisme sa prétention à effacer la diversité, à refuser la pluralité des
cultures, à éradiquer les différences, bref à vouloir rendre tous les hommes « semblables » au motif qu’il les voudrait « égaux ». Voilà encore une incompréhension du fait que
l’universalisme ne prétend pas commander à toutes les dimensions de l’expérience humaine, mais seulement à celle qui organise l’allocation des droits. Non seulement il ne nie pas mais il ne
refuse pas – bien au contraire – les différences factuelles de cultures, de religions, de couleurs de peau, d’appartenances sociales, etc. : ce qu’il refuse, c’est la revendication
consistant à asseoir des droits spécifiques sur ces différences. En d’autres termes, il ne s’agit nullement d’uniformiser nos rues en éradiquant turbans, foulards, chasubles ou tenues
culturellement marquées : il s’agit de traiter à égalité leurs porteurs, non pas au nom des communautés dont ils sont issus, mais au nom de leur appartenance à une commune citoyenneté –
voire, s’agissant des droits de l’homme, à une commune humanité. Et si les insignes religieux doivent être bannis dans les établissements scolaires, ce n’est pas pour rendre les enfants
semblables mais pour, d’une part, les rendre égaux et pour, d’autre part, les rendre libres, en les soustrayant à l’imposition de normes religieuses susceptibles d’altérer leur liberté de
conscience.
C’est donc là le dernier sophisme manié par les contempteurs de l’universalisme : nommons-le sophisme de
l’uniformisation.
Irréalisme, ethnocentrisme, domination, uniformisation : voilà donc le procès fait à l’universalisme, sur la base d’un contresens ou d’une
confusion récurrents quant à sa nature même. L’ordre des valeurs n’est pas celui des faits, de même que l’ordre des représentations de ce qui doit être n’est pas celui de la réalité de ce qui
est, et que l’ordre des droits alloués à tout un chacun n’est pas celui de ses pratiques effectives.
Ce que les tenants de l’universalisme reprochent au communautarisme :
Outre ces contresens sur la nature même de l’universalisme, l’on peut reprocher à ses adversaires de défendre, implicitement ou explicitement, le
parti pris politique inverse, à savoir le « communautarisme ».
Celui-ci en effet refuse la suspension des différences en matière de droits au profit de leur affirmation, en appuyant l’identité individuelle sur l’assignation
systématique à des collectifs d’appartenance qui ne sont pas ou guère choisis mais sont, pour l’essentiel, imposés à la naissance, notamment pour ce qui est de la couleur de peau et du sexe,
éventuellement de l’orientation sexuelle et de la religion. Or tout autres sont les identités que l’individu choisit de mettre en avant, selon les contextes, par son appartenance à des collectifs
qu’il décide d’investir, qu’ils soient professionnels, culturels ou politiques.
D’où la première critique que s’attire à bon droit le communautarisme : il constitue une atteinte à la liberté, en enfermant les
individus dans des collectifs essentialisés (même si ceux-ci ont été préalablement dénaturalisés grâce au slogan de la « construction sociale », qui n’épate encore que les
naïfs car qu’est-ce qui, dans les sociétés humaines, pourrait ne pas être « socialement construit » ?). Au contraire, sous le régime de l’universalisme républicain les citoyens
n’ont de comptes à rendre qu’au collectif général et abstrait de la nation, et demeurent donc libres d’adapter leur identité aux différents contextes dans lesquels ils circulent.
L’on voit bien ce qu’il en est en matière de revendications féministes : vouloir imposer partout et à tous moments l’écriture inclusive ou la féminisation des
noms de profession ou de fonction, c’est nier l’autonomie des femmes en matière de définition de leur propre identité, alors même que celles-ci doivent pouvoir, selon les contextes, se vivre et
se présenter comme appartenant soit au sexe féminin, soit au genre humain, soit à une catégorie professionnelle, etc. Ainsi le néo-féminisme opère une imposition autoritaire d’identité qui, au
nom d’une définition rigide et linguistiquement absurde de l’égalité, est attentatoire à la liberté des femmes.
Il en va de même, en matière de revendications identitaristes, avec les contempteurs de l’« appropriation culturelle », qui dénient par
exemple à une traductrice blanche le droit de traduire un texte écrit par une poétesse noire : obsédés par des appartenances communautaires érigées en seul principe de définition des
identités, ils prétendent brider la liberté des créateurs en s’auto-proclamant représentants de leur propre communauté (d’ailleurs largement fantasmée) alors même que rien ne les y autorise. De
plus ils dénient aux créateurs issus de la « communauté » en question le droit à être considérés comme auteurs, puisqu’ils font de cette communauté le détenteur d’un monopole sur
la diffusion des œuvres concernées : le collectif prend ainsi la place du créateur individuel, tandis que le représentant auto-proclamé prend la place de la communauté tout entière. C’est
dire que l’arbitraire et l’autoritarisme sont indissociables des revendications identitaristes – l’un comme l’autre étant, bien sûr, ennemis des libertés.
La deuxième critique que l’universalisme adresse au communautarisme est que, non content d’attenter à la liberté, il est aussi l’ennemi
de l’égalité. En effet, dès lors que le statut des citoyens serait défini par des appartenances originelles (famille, sexe, race, religion…), ils ne pourraient plus « naître égaux
en droit » puisqu’ils dépendraient de la position hiérarchique occupée par leur communauté. Ce déni de principe de la valeur d’égalité, quelles que soient les situations réelles, trouve une
illustration frappante dans l’imposition systématique de la grille d’interprétation dominant/dominé, propre tant à l’identitarisme qu’au différentialisme des néo-féministes : dès lors en
effet que la « domination » n’est plus seulement un concept descriptif qu’il s’agit d’analyser, mais une notion normative qu’il faudrait à la fois appliquer à toutes situations et
dénoncer, l’inégalité entre « dominants » et « dominés » devient une donnée absolutisée, indépassable, dans laquelle « bourreaux » et « victimes » se
trouvent une fois pour toutes enfermés. Comment dans ces conditions se donner les moyens concrets d’aller vers plus d’égalité ? On sait à présent les ravages que produit le paradigme de la
domination chez les jeunes des milieux populaires, convaincus de n’avoir d’autre identité que celle de « dominé » et, du même coup, privés des ressorts qui leur permettraient d’en
sortir.
Enfin, une troisième critique que l’universalisme adresse au communautarisme est qu’il constitue une atteinte à la fraternité.
En effet, l’imposition d’une grille de lecture identitariste et différentialiste, couplée à la diabolisation de toute autre position, ne peut que favoriser le séparatisme. C’est ce que
l’universitaire américain Laurent Dubreuil a nommé la « fractionnalisation » du monde social en une myriade de prises identitaires (identité d’allergique à la cacahuète, identité de
blonde, etc.) : le communautarisme devient alors, selon ses propres termes, un « arsenal portatif d’accusation et de rappel à la norme », basé sur le couple
culpabilisation/victimisation, équivalent moralisateur voire religieux du couple dominant/dominé – la condition de « mâle blanc », notamment, devenant la nouvelle version du péché
originel.
Le communautarisme apparaît ainsi non seulement comme une faute intellectuelle mais aussi comme une faute politique. Il est une faute
intellectuelle par la non-prise en compte des contextes, l’incapacité de penser la pluralité des causes, l’aveuglement aux ambivalences, l’ignorance des « effets de structure » par
lesquels les facteurs les plus explicatifs (tels les classes sociales) ne sont pas les paramètres les plus apparents (tels la couleur de peau ou le sexe), comme on l’apprend dans tous les manuels
de sociologie. Et il est aussi une faute politique, qu’a bien épinglée le politiste américain Marc Lilla en imputant à ce « tournant identitaire » et à cette radicalisation la
décomposition de la gauche et la perte d’influence du parti démocrate aux États-Unis, en raison de l’occultation des problèmes sociaux derrière les problèmes « sociétaux », en
particulier raciaux et sexistes.
L’universalisme contre les discriminations
Contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, l’universalisme n’est en rien un obstacle à la lutte contre les discriminations. Car pour
combattre les discriminations et favoriser la « diversité », il existe d’autres moyens que le communautarisme, l’identitarisme, le radicalisme néo-féministe, l’autoritarisme
culpabilisateur. Il existe d’autres moyens que l’inversion de la « domination », incitant les « victimes » à prendre la place des « exploiteurs ». Il existe d’autres
moyens que la « discrimination positive » par l’imposition de quotas, forcément générateurs d’injustices puisqu’ils disqualifient le critère de la compétence et du mérite – ce grand
acquis de la Révolution française destiné à mettre fin aux privilèges de naissance et au clientélisme. La prise de conscience des discriminations, et le choix de favoriser, à compétences égales,
une personne présumée handicapée par son sexe ou par son origine, sont des armes peut-être plus lentes et moins spectaculaires mais qui, au moins, ne risquent pas d’entraîner des conséquences
inverses à l’effet recherché – à savoir une meilleure justice.
C’est l’option universaliste : il ne s’agit pas de nier la réalité des affiliations locales (je suis bien d’une région, d’un milieu, d’un
sexe etc.) mais de leur adjoindre la possibilité d’opter lorsque c’est souhaitable pour une affiliation plus générale (je dois pouvoir aussi me vivre et me présenter comme citoyen français, ou
comme chercheur, voire simplement comme être humain, indépendamment de mon sexe) ; il ne s’agit pas de nier qu’il existe des différences mais de mettre en avant ce qui rassemble ; il ne
s’agit pas de renier ses convictions (notamment religieuses) mais de rester discret dans leur affichage lorsqu’elles risquent de nous couper d’une partie de nos concitoyens ; il ne s’agit
pas de s’aveugler sur l’état des choses mais de miser sur leur amélioration, au nom de valeurs partagées ; il ne s’agit pas de mépriser le local mais de préférer parfois les horizons plus
larges ; et il ne s’agit pas de nier la force des intérêts individuels mais de respecter et d’encourager l’aspiration au bien commun.
Ainsi, lorsque les féministes (dont je suis) appellent à lutter contre les discriminations sexistes, rien n’oblige à le faire en affirmant la
spécificité de l’identité féminine, notamment par la féminisation systématique des termes ou l’écriture inclusive. Lorsque les anti-racistes (dont je suis) appellent à lutter contre les
discriminations raciales, rien n’oblige à le faire en affirmant que « black is beautiful » et, moins encore, que tous les « blancs » seraient forcément des dominants coupables
d’un « racisme systémique ». Lorsque les opposants à l’homophobie (dont je suis) appellent à lutter contre les discriminations en raison de l’orientation sexuelle, rien n’oblige à le
faire en opposant homosexuels et hétérosexuels comme s’ils étaient antagonistes, et en affichant des pratiques sexuelles relevant de la vie intime et qui ne devraient pas conditionner le statut
de citoyen.
Dans tous ces cas, il suffit d’affirmer l’égale dignité des êtres humains, quels que soient leur sexe, leur sexualité ou leur couleur de peau, ainsi que l’égalité
de leurs droits civiques et de leur droit à voir reconnus leurs mérites, fondement de l’équité. L’on peut donc, au nom de l’universalisme, lutter contre les discriminations, avec l’aide de nos
lois, tout en condamnant, comme nous devons le faire, les « réunions en non-mixité » tenues dans un contexte syndical, universitaire ou professionnel ; en condamnant, comme nous
devons le faire, la réduction systématique des personnes, quel que soit le contexte, à une identité figée dans un statut de victime immuable, ainsi que le font les adeptes de la théorie
« intersectionnelle », réduisant toute femme de couleur au seul statut de victime du patriarcat et de la « blanchité » ; et en condamnant, comme nous devons le faire,
tous ceux qui pratiquent la « cancel culture » en prétendant réduire au silence, en-dehors de toute légalité, tous ceux qui ne pensent pas comme eux.
Tels sont, aujourd’hui, les enjeux politiques de l’universalisme, qui transcende les clivages politiciens car il appartient autant à la gauche
qu’à la droite. Vous aurez compris que ces enjeux ne sont pas minces.